Après cet épisode, les journées passèrent, monotones, au rythme des promenades qu’Anne voulait bien maccorder. Parfois nous allions jusqu’à la taverne, où en cachette je buvais un peu de bière en regardant de temps en temps sous les jupes des filles ; mais ma principale occupation consistait à scruter le ciel, la nuit. Pendant plusieurs jours, à cause des nuages, je ne pus voir l’astre de la nuit ; puis, lorsqu’enfin le ciel dégagé me permit dadmirer les étoiles, je compris que la pleine lune approchait : jen frémis de joie.
Un soir, Anne me ramena dans la forêt, redescendant le sentier qui conduisait au Val sans Retour. Après une longue marche dans le sous-bois, je retrouvai cette petite clairière près du Miroir aux Fées. J’étais un peu inquiet car je n’étais pas certain, même si on s’en rapprochait, que c’était la pleine lune, et d’autres sources d’angoisses telles que le gnome de la forêt ou l’éventualité de voir se prolonger mon châtiment me venaient également à l’esprit.
Je la regardai se dévêtir ; elle avait vraiment un corps magnifique, sa peau blanche éclairée par la lueur blafarde de la lune, la rendait encore plus troublante. En la voyant ainsi, j’étais rempli de désir. Quand elle s’agenouilla sur le bloc de schiste, m’offrant la vue de sa croupe rebondie tandis qu’elle se prosternait pour un rite incantatoire, je devins littéralement fou, tant j’avais envie de lui sauter dessus. Mon sexe était douloureux d’être ainsi dressé. La lune était maintenant dans le ciel à son zénith et il ne se passait rien : j’étais toujours chien. Je commençais à rager intérieurement, me disant que c’était fichu et que j’allais rester ainsi.
Dans ma tête se livrait un intense combat entre le pour et le contre. « D’un côté, tu es un chien et tu ne peux pas lui faire ça ; de l’autre, tu vois bien qu’elle se moque de toi : tu es toujours chien. De toute façon, le seul risque que tu coures c’est de rester chien. » Cette réflexion interne dura fort longtemps ; je ne parvenais pas à me décider.
Le coassement d’une grenouille fut pour moi une sorte de déclic : bravant mes interdits je m’approchai d’Anne, reniflant de ma truffe-nez son sexe ; puis après de nouvelles hésitations « Tu es un chien, tu ne vas pas lui faire ça » je posai mes pattes avant sur ses omoplates et commençai à approcher mon sexe, hypertrophié par le désir, de sa fente.
Je m’apprêtais à la saillir, à la pénétrer quand tout à coup il y eut un fort bruissement de feuilles suivi d’un fulgurant éclair. À demi aveuglé, un peu hébété, il me fallut plusieurs secondes avant de reprendre mes esprits.
Mais, ce ne sont plus de grosses pattes poilues et griffues qui sont posées sur les omoplates d’Anne : ce sont mes mains, mes bras qui maintenant la caressent Je me regarde, je n’en reviens pas : j’ai un peu de mal à réaliser que je viens de retrouver mon corps d’homme. C’est plus fort que moi. Je me relève, je m’écarte et me rends, tout étonné de pouvoir marcher sur mes deux jambes, jusqu’au Miroir aux Fées pour regarder le reflet de mon visage. Je n’ai plus ma tête de chien, je suis redevenu normal !
Je retourne auprès d’Anne, et cest elle qui, prenant mon sexe en main, le guide dans sa fente humide où je m’agite, ivre d’un plaisir total.
Nous sommes ensuite rentrés tendrement enlacés sous le regard bienveillant de la lune, témoin de notre amour. Arrivés dans son penty, nous nous sommes couchés, repus, blottis l’un contre pour sombrer dans un profond sommeil.
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Mon congé touchait à sa fin ; il me restait tout au plus une bonne quinzaine de jours avant de rejoindre Rouen. Un message de l’armateur mavait précisé la date à laquelle le "Kimoon" y ferait escale ; je devais reprendre mes fonctions d’officier radio pour un nouveau voyage.
Anne aurait voulu que je renonce à cet embarquement, que je trouve un autre emploi et que je ne reparte plus courir les océans, mais surtout que je reste auprès d’elle, en Bretagne. Il était malheureusement trop tard pour que je n’honore pas mon contrat, mais je lui promis que lorsque je rentrerais, je changerais de métier et vivrais toujours avec elle.
Cela ne la rassurait guère car elle avait eu de sombres présages en voyant le nom du navire. Au fur et à mesure que l’échéance approchait, l’atmosphère devenait de plus en plus pesante. Pour nous rassurer, nous nous rendîmes plusieurs fois auprès du Miroir aux Fées. Là, après moult incantations, elle me faisait "l’oracle du fer à cheval". Cet exercice consistait à déposer très délicatement sur la surface de l’eau un fer à cheval. Si le fer parvenait à flotter, c’était de bon augure ; par contre, s’il coulait, ce n’était pas bon du tout. Chaque fois qu’elle fit cet oracle, le fer à cheval flotta, ce qui lui fit dire avec un pâle sourire :
Au moins tu ne périras pas noyé !
Plus le moment du départ approchait, plus Anne s’angoissait. Lorsque nous faisions l’amour, je la sentais se livrer sans aucune retenue, un peu comme si c’était la dernière fois que nous avions cette communion charnelle.
Anne désirait à tout prix m’accompagner ; elle sollicita auprès de son employeur quelques jours de congés pour m’aider à préparer mes bagages et venir avec moi à Rouen.
À la date convenue nous partîmes, et découvrîmes amarré au quai de Grand Couronne le "Kimoon", majestueux cargo à la coque grise et verte qui nous attendait. Nous montâmes rapidement à bord. Je pris contact avec l’officier que je devais relever ; celui-ci me transmit les consignes et remplit les dernières formalités tout en m’expliquant quelques subtilités sur certains appareils de radionavigation. Je sentais Anne qui, derrière moi, se faisait toute petite, visiblement impressionnée par cette organisation à bord. Mon collègue me présenta aux autres officiers ; j’en connaissais déjà certains, ainsi que plusieurs membres d’équipage, pour avoir effectué quelques voyages avec eux.
Après le débarquement de mon collègue, nous prîmes possession de ma cabine, installant dans les placards mes vêtements et mes tenues, tout en nous gardant bien d’évoquer le départ.
L’escale du "Kimoon" à Rouen devait durer quatre jours. Aussi, pendant mon temps libre, j’en profitai pour faire découvrir cette jolie ville à Anne, nous attardant pour manger une glace à la terrasse d’un café de la rue du Gros Horloge, montant sur les hauteurs de Mont Saint-Aignan pour surplomber et mieux découvrir "la ville aux cent clochers", visitant la cathédrale, la place du Vieux Marché. De quoi s’occuper l’esprit pour éviter de penser à l’inéluctable séparation.
À la fin de l’escale, les adieux avec Anne furent déchirants. Elle me remit une sorte de talisman quil fallait que garde toujours autour de mon cou afin d’être protégé, puis elle redescendit en pleurs l’échelle de coupée. Sur le quai, quelques épouses de marins, venues accompagner leurs maris, parvinrent à la réconforter.
Depuis la passerelle, j’assistais à cette scène, rempli d’émotion. Je la vis se ressaisir un peu puis se diriger vers la voiture et sortir son violon.
Tandis que le "Kimoon" commençait ses manuvres d’appareillage à destination d’Anvers, elle se mit à jouer de son instrument. C’était surprenant d’entendre les premières notes du "Bro Gozh Ma Zadoù" (Vieux pays de mes pères) interprété en solo au violon, puis bientôt repris en chur par quelques femmes sur le quai et certains membres d’équipage alors qu’une à une les amarres étaient larguées et que le navire, tiré par deux puissants remorqueurs, rejoignait lentement le chenal.
J’ai longuement regardé s’éloigner cette minuscule poupée d’amour qui égrenait ses notes de musique alors que le cargo quittait Rouen, en serrant dans ma main le petit galet gravé du talisman que je portais à mon cou.
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Novembre. Plusieurs mois se sont écoulés. Nous avions franchi une semaine auparavant le canal de Panama et faisions route vers l’Europe. Dans une quinzaine de jours au plus tard, je serai de retour chez moi et pourrai profiter de congés bien mérités.
Au fur et à mesure que nous avancions vers le golfe de Gascogne, la mer grossissait, devenait forte, et le cargo était de plus en plus ballotté par les flots, tel un fétu de paille. L’arrimage de la cargaison, bien que renforcé en prévision de cette tempête hivernale qui s’annonçait, commençait à céder sous les coups de boutoir des déferlantes et des paquets de mer qui s’écrasaient sur le pont.
Quelques containers se détachèrent et partirent par-dessus bord. De gros engins que nous avions en pontée ripèrent à leur tour et se bloquèrent sur tribord, provoquant une gîte, qui s’accentua petit à petit. L’eau commençait inexorablement à envahir les cales, augmentant cette gîte sur tribord.
La situation devenait désespérée. Le commandant me demanda d’envoyer un SOS ; celui-ci resta sans réponse. Je persistais, envoyant inlassablement des SOS en graphie sur la fréquence de détresse ; j’essayai même en phonie, lançant des MAYDAY désespérés tandis que le "Kimoon" penchait de plus en plus.
C’était fichu. Finalement, le commandant donna l’ordre du poste d’abandon. Je bloquai tous mes émetteurs en porteuse, espérant qu’un relevé radiogoniométrique permettrait de nous localiser.
Le commandant et moi étions les derniers à quitter la passerelle et courions à travers les coursives pour rejoindre les embarcations de secours, nous dirigeant sur tribord, le canot bâbord étant inutilisable.
La mise à l’eau du canot de sauvetage fut problématique ; au moment de son largage, une vague scélérate le retourna et je me retrouvai dans l’eau froide, nageant avec ma brassière de sauvetage, cherchant à m’éloigner le plus possible du cargo qui sombrait dans l’océan déchaîné.
Je ne sus pas comment je réussis à m’accrocher et à me hisser dans un radeau de survie où je m’effondrai, épuisé.
Quelques jours plus tard, on me repêcha en état d’hypothermie, sans trop savoir comment. Je repris peu à peu conscience sur un lit d’hôpital ; j’avais toujours mon talisman autour du cou, mais pendant cette période je serais bien incapable de dire le nombre incalculable de fois où je vis la charrette grinçante de l’Ankoù emporter tout l’équipage du "Kimoon".
Lorsque je fus rétabli, je retournai à Tréhorenteuc avec l’espoir secret de retrouver Anne Morg, car depuis l’escale de Nouméa j’étais sans nouvelles et étais assez surpris quelle ne soit pas venue me rendre visite à l’hôpital.
Je retrouvai mon penty. Au début, lorsque je sortais dans le village, je sentais les regards se poser sur moi. Le fait que je sois le seul survivant de ce naufrage ne faisait pourtant pas de moi un être extraordinaire.
J’eus un choc lorsque je passai devant le penty d’Anne : il avait été rasé et de gros engins de terrassement s’activaient à cet endroit ; je crus comprendre qu’ils devaient faire une déchetterie.
Que ce soit à la boulangerie, à la pharmacie ou au petit supermarché de la ville voisine où elle avait travaillé, personne n’était capable de me donner la moindre information pour la retrouver. J’avais l’impression d’être un doux dingue, un pauvre bougre, qui recherchait quelqu’un qui n’existait pas, mais que l’on excusait au regard de ce qu’il avait pu endurer.
Je décidai daller jusqu’à la taverne où elle se produisait : j’obtins les mêmes réponses et regards compatissants. Par contre, au-dessus du bar trônait dans un cadre le poster d’un magnifique boxer bringé. Je le reconnus bien vite : c’était moi sur le parking du supermarché après que j’eus fait courir le vigile.
Si les tenanciers restaient peu loquaces au sujet d’Anne Morg, ils étaient par contre dithyrambiques dès qu’ils parlaient de ce chien. Ils avaient d’ailleurs rebaptisé leur établissement "Le Boxer de Brocéliande". La femme parlait de cet animal fabuleux avec des trémolos dans la voix. J’eus bien évidemment droit à l’histoire du parking avec le vigile ; elle avait tellement été enjolivée que je ne pouvais qu’en sourire.
Parmi toutes celles que j’ai pu entendre, ce boxer était un chien énorme de la taille d’un sanglier, doté d’un double phallus, et beaucoup de femmes en mal de sensations fortes venaient les soirs de pleine lune dans la forêt pour goûter avec lui les plaisirs d’une double pénétration avec cet animal mythique. Il paraîtrait même que celles qui avaient connu cet animal ne pouvaient plus s’en passer.
J’observais à la dérobée la patronne du café me raconter cette histoire ; elle avait le regard brillant et semblait toute émoustillée en se tortillant sur son tabouret de bar.
Il y avait aussi une histoire qui circulait dans le village : le père Anselme, un vieux charpentier, était mourant. Entendant, au loin, la charrette de l’Ankoù venir vers lui, il aurait prononcé un mot magique. Le chien serait alors sorti de la forêt et aurait obligé la carriole à faire demi-tour. Le père Anselme vit toujours ; il a désormais plus de cent ans, mais lorsqu’il ne se sent pas bien et qu’il entend dans le lointain le sinistre grincement des roues de la charrette de l’Ankoù, il lui suffit simplement de prononcer le mot "SCHLOMO" pour que le boxer sorte du bois et fasse rebrousser chemin à l’Ankoù. Il paraîtrait même que maintenant dans la contrée, beaucoup connaîtraient le mot magique, ainsi le nombre de centenaires aurait tant augmenté que les caisses de retraites auraient maintenant des difficultés de paiement.
Je suis rentré chez moi amusé par ces histoires sur ce boxer légendaire, mais très déçu de ne pas avoir retrouvé Anne.
Mais je la sens : elle est là dans la forêt toute proche, je le sais. En tout cas, elle reste dans mon cur.
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Peut être qu’un jour, si vous vous promenez dans cette belle forêt, du côté du Val sans Retour, vous rencontrerez un vieil homme aux cheveux blancs qui recherche toujours Anne Morg
FIN