Victoria avait demandé quelques jours de repos à son patron. Elle avait un peu joué avec la crainte que l’inconnu ne se manifeste à nouveau lors des soirées suivantes. Le patron avait accepté sans problème. La pleine saison allait bientôt commencer, autant qu’elle en profite pour se requinquer. Helen s’était installée chez elle le lendemain. Elles purent ainsi profiter d’un peu plus d’intimité que lors de la première soirée. Victoria proposa ensuite de partir quelques jours pour profiter des grosses chaleurs qui arrivaient. Elles partirent en direction du sud. Cela nous permettrait de se retrouver sur après notre concert à Lisbonne.
Pour notre séjour au Portugal, nous bénéficiions des contacts de Kristina. Les aïeuls de sa mère avaient émigré au brésil au début du dix-neuvième siècle, lorsque les troupes napoléoniennes envahirent le Portugal, obligeant même le roi à fuir. La famille s’était lancée dans le commerce avec l’Angleterre. Puis lorsque le roi s’en retourna, une partie de la famille fit de même, mais une autre resta. Le commerce, reprenant avec le Portugal, prospérait davantage. La présence des deux cotés de la chaîne offrait de nouvelles opportunités.
Kristina avait donc contacté quelques membres de la famille. Ils avaient tous accepté de recevoir la « cousine » brésilienne qui vivait en France, même si beaucoup ne l’avaient jamais vue. Certains venaient tout simplement faire connaissance avec une partie de leur famille qu’ils connaissaient finalement peu. Nous arrivions sans encombre à Porto. Nous étions attendus et le moins que l’on puisse dire, c’est que nous fûmes reçus comme des papes.
La maison familiale, si on pouvait encore appeler cette demeure une maison tant elle était immense, se trouvait le long de l’avenue de Montevideu et faisait face à l’Atlantique. Il n’y avait qu’à traverser l’avenue pour se retrouver sur la plage. Certes l’eau y dépassait rarement les vingt degrés, mais pour qui ne craignait pas l’eau fraiche, le site était merveilleux. Et pour les frileux, il y avait une immense piscine!
Une fois les présentations faites, et quelques verres, on nous proposa d’aller nous rafraichir. Natasha et Kristina restèrent pour profiter de l’eau chaude de la piscine. Alexandra et moi ne pouvions résister à l’appel du grand large.
─ Je crois que Natasha a envie de discuter avec Kristina. Elles sont un peu comme deux surs toutes les deux. Je vais enfin t’avoir pour moi toute seule!
Sur ces mots, elle se frottait les mains. Nos hôtes nous firent signe d’attendre. Un des enfants revenait d’un abri de jardin, portant un parasol. La peau d’Alexandra ne pourrait pas supporter le soleil bien longtemps. Puis nous marchions bras dessus bras dessous jusqu’à la plage.
─ Tu ressembles de plus en plus à un viking. Tu vas te fondre dans la population quand nous arriverons dans les pays du nord. Aurais-tu des origines scandinaves?
─ Absolument pas. Et toi, as-tu des origines écossaises? C’est vrai que l’on a jamais vraiment ni eu ni pris le temps de faire plus ample connaissance tous les deux. Finalement, c’est une bonne chose de se retrouver en tête à tête.
─ Non, pas d’origine écossaise, par contre irlandaise oui.
─ Ah, tu m’intéresses!
─ J’espère bien!
─ Je parlais de tes origines lui répondis-je, lui collant une main sur les fesses.
Nous nous installions tout près du bord de l’eau. La plage immense était incroyablement vide. Certes il était un peu tôt dans la saison et l’eau encore bien fraîche, mais il n’y avait absolument personne d’autre. Une fois le parasol bien planté, je passais de la crème sur le corps d’Alexandra. Avec la réverbération du soleil sur le sable, elle risquait encore de se transformer en écrevisse.
─ Alors raconte moi tout demandais-je en lui massant les épaules avec la crème solaire.
─ Tu es sûr? Ca va être long Tout cela commence avec mon arrière grand-père, Seamus
Seamus était né en 1916 d’une famille très pauvre dans une petite ville près de Dublin. Il était le plus jeune des enfants, le dixième. Se rendant très vite compte des difficultés de la famille, du joug imposé par les anglais, il se tournait vers le mouvement indépendantiste tout comme son père qu’il n’avait pas connu. Eoghan, son père prit part à l’insurrection de Pâques en 1916, qui se soldait par un échec et une sanglante répression. Il réussit à ne pas se faire prendre mais dû vivre dans la clandestinité, ne pouvant que rarement retourner voir sa famille. L’indépendance arriva mais la guerre civile aussi. Il continuait à vivre clandestinement, refusant de participer à cette lutte fraternelle entre deux factions qui souhaitaient la même chose et qui, finalement n’était en désaccord que sur les moyens d’y parvenir. Malgré toutes les précautions, il fut pris dans une escarmouche. Il reçu une balle perdue et mourut pendant qu’on l’emmenait sur un brancard. Lorsque le calme revint, Seamus n’avait que six ans mais déjà il se jurait de quitter ce pays qui lui menait la vie dure. Rapidement, n’ayant pas grand-chose à manger il devint un expert dans l’art de chaparder de la nourriture sans se faire remarquer.
En 1936, il partit pour l’Espagne où il s’enrôlait dans les brigades internationales. C’était plus pour fuir le pays, par soif d’aventures et de découvertes que par réelles convictions. Il se liait d’amitié avec un breton, Yan Lehennec, venu se battre pour défendre la démocratie contre le fascisme. Ils apprirent chacun la langue de l’autre. Ils furent blessés tous les deux, mais chaque fois l’un veillait sur l’autre, pour se tirer des mauvais pas. Lors de la bataille de l’Ebre, Yan fut très gravement blessé. Tous deux savaient qu’il ne survivrait pas. Il lui demandait un ultime service, une promesse avant de mourir. Seamus devait rejoindre son village en Bretagne et aller prévenir sa famille. Et Morgane, sa petite amie qui l’attendait.
̶ Essaye de la rendre heureuse, c’est la plus douce des filles que j’ai rencontrées. Fais cela pour moi. Pour elle.
̶ Mais je ne peux pas faire ça!
̶ Non seulement tu peux, mais tu le dois! Je ne peux pas me résoudre à la laisser tomber dans les bras de n’importe quel goujat qui la rendra malheureuse. Il n’y a qu’à toi que je peux te demander cela. Je te connais depuis assez longtemps pour savoir que tu mérites une telle fille et qu’elle mérite un homme comme toi. Fais le, mon frère, ne te pose pas de questions, fais le! Et maintenant laisse moi. Laisse-moi mourir. Epargne-toi de me voir cracher du sang ou je ne sais quoi d’aussi horrible. Garde seulement en mémoire les bons moments. Ne gâche pas cela en contemplant mon agonie. Va, je ne te hais point, comme disais l’autre…
̶ Même mourant, tu ne peux t’empêcher de tout tourner en dérision. Dis-je en ne pouvant réprimer un sourire.
̶ N’est ce pas le plus beau pied de nez que l’on puisse faire à la mort? Puisqu’elle est là à attendre que tu partes pour m’emmener, je ne vais pas me gêner pour lui mettre un doigt à cette salope! File, mon frère!
Le lendemain de sa mort, les brigades internationales furent dissoutes. Seamus était effondré par l’incroyable mauvais coup du sort. La mort avait trouvé un moyen de lui retourner son doigt d’honneur, et bien profond! Ses années passées à chaparder avec discrétion lui furent d’un grand secours pour réussir sa dernière mission. Il traversait seul la Catalogne. Il lui fallait éviter les troupes de Franco. Il avançait à marche forcée afin de pouvoir franchir les Pyrénées avant les premières neiges. Arrivé en France, il put laisser éclater sa colère et surtout sa tristesse. Il reprenait ensuite sa route. Il finit par arriver à destination. Il était temps, il avait mangé les quelques provisions qu’il avait pu rassembler en quittant l’Espagne.
Les parents de Yan habitaient Bourbriac. Seamus devait aussi trouver Morgane, celle qu’il voulait épouser à son retour et contre le gré de ses parents. Elle habitait à vingt kilomètres au sud de Bourbriac. Louis, le père, lui proposait de se reposer et l’invitait à partager leur repas. Seamus pourrait lui emprunter sa bicyclette le lendemain pour se rendre à Trémargat.
L’annonce avait été douloureuse et longtemps, il s’était demandé s’il n’aurait pas été préférable d’inventer un mensonge. Mais cela n’aurait eu aucun sens. Une fois l’émotion de l’annonce de la mort de leur fils, toute la famille le pressait de questions. Comment s’étaient passées ces deux années, comment s’étaient ils rencontrés, quelles batailles avaient ils gagnées? Il s’efforçait de répondre à tout le monde pendant qu’il dévorait son premier vrai repas depuis des mois. Il était tard et n’avait plus qu’une envie, se coucher. Soizic, la plus jeune sur de Yan avait préparé la chambre de son défunt frère. Il se coucherait dans un vrai lit, après de nombreuses nuits passées à la belle étoile ou dans une grange. Il était mort de fatigue, cependant, il eut de la peine à s’endormir, pensant à Yan dont il occupait le lit. Puis il sombrait. Il se réveillait tard. Personne ne voulait le déranger. Soizic lui préparait un déjeuner, ses parents travaillaient à la ferme.
─ Papa a dit que vous pouvez prendre la bicyclette dans la grange pour aller à Trémargat.
─ Très bien. Dit moi où je peux trouver ton papa, Yan m’avait donné une lettre que j’ai oublié de lui donner hier, avec toutes ces émotions…
─ Il est dans les champs, je vous y mènerai quand vous aurez fini de manger.
Soizic lui donna de quoi manger en chemin, puis l’emmenai vers son père. Seamus lui tendit la lettre et s’excusa pour son oubli. Louis était ému et hésitait à lire ces derniers mots immédiatement. Il décidait d’attendre le repas pour ouvrir la lettre et la lire en famille. Il indiquait quelles routes prendre pour arriver à destination. Seamus prit congé.
S’en allant par les chemins, il admirait enfin le paysage. Depuis des années il n’y avait eu que la guerre et même dans les endroits les plus beaux, il n’avait jamais pris le temps de la contemplation. Il était loin aussi le temps humide de son Irlande natale. Bien sûr, depuis la frontière espagnole, il avait été trempé par des pluies comme il n’en avait jamais connu dans son pays. Mais il y avait bien plus de journées ensoleillées avec des températures qu’il ne connaitrait jamais là bas. Il ne savait d’ailleurs pas trop comment il allait faire pour retourner chez lui. Il serait toujours temps de se demander cela plus tard. Pour l’instant, il profitait d’un peu de tranquillité. Si ce n’était la mort de Yan qu’il devait annoncer, il aurait presque pensé que c’était le bonheur. Régulièrement il se retournait, autant pour admirer le paysage que pour mémoriser le chemin du retour qu’il verrait forcément dans le sens contraire.
Il arrivait en début d’après-midi à Trémargat. Les habitants se méfiaient de cet étranger qui leur demandait son chemin. Un vieil homme lui indiquait enfin précisément la direction. Il trouva une vieille masure devant laquelle un chien bien efflanqué tentait d’aboyer pour informer ses habitants de l’arrivée d’un intrus. Il était tellement faible qu’il n’essayait même pas de mordre lorsque Seamus s’approchait de la porte. Il frappait plusieurs coups. Il entendit à l’intérieur une faible voix. Une vieille dame finit par ouvrir la porte. Il salua la personne mais dût se rendre à l’évidence, il ne comprenait rien à ce qu’elle lui disait. Elle s’exprimait dans un mélange de breton et de français. Le manque fragrant de dents n’arrangeait rien à sa prononciation. Il lui redit qu’il cherchait Morgane Le Gall. La vieille lui faisait signe avec la main qu’elle devait être derrière la grange, mais le geste malhabile pouvait tout autant signifier qu’elle se trouvait plus loin dans cette direction. Il reprit la bicyclette. Effectivement, Morgane n’était pas derrière la grange. Un petit sentier en partait et Seamus semblait apercevoir une autre ferme au-delà de la rangée d’arbres. Il continuait et traversait un verger. Il entendit des cris. Il se tourna pour regarder d’où venaient ces cris. Il aperçut une jeune femme que poursuivaient des enfants. Ils lui jetaient quelque chose mais il était trop loin pour remarquer ce dont il s’agissait. Il posa la bicyclette et se précipitait dans leur direction. Il comprit que les enfants jetaient des morceaux de bouses de vache qu’ils trouvaient sur le sol. Offusqué, il fit mine de leur courir après. Ils ne demandèrent pas leur reste et détalèrent. Seamus se présenta et lui expliquait la raison de sa venue.
̶ Oui, je suis bien Morgane. Merci d’avoir fait fuir ces morveux.
̶ Je suis Seamus. Je suis irlandais, mais j’arrive d’Espagne où j’ai rencontré Yan…
Morgane, sans attendre la suite, comprenait qu’il était arrivé quelque chose à Yan. Quelque chose de suffisamment grave pour qu’il envoie quelqu’un d’autre. Seamus la voyait pâlir. Il n’osait continuer. Etait ce vraiment nécessaire de lui infliger ces mots alors qu’elle avait déjà compris la raison de la présence cet ami. Morgane soupira. Un soupir lourd pour tenter de barrer la route aux larmes. Peine perdue, ses yeux verts, frêles murs fissurés d’un barrage gonflé par une crue soudaine, étaient sur le point de céder. Sa bouche s’ouvrait, se tordait de douleur, mais aucun son ne parvenait à s’en échapper. Seamus la pris dans ses bras, se tut et la laissa pleurer. Morgane lui frappait l’épaule de sa main fermée en un semblant de poing. Lui aussi avait besoin de faire sortir sa douleur. Après tout, il n’avait pu se laisser aller qu’une fois la frontière traversée. Et encore, il n’avait pu que le faire seul. Il posa la tête sur celle de Morgane, lui embrassait les cheveux puis ne retint plus ses propres larmes.
Il se sentait soulagé d’avoir quelqu’un devant qui pleurer, même s’il se sentait honteux. Pas de montrer sa peine, il avait honte des sensations, des sentiments que Morgane lui inspirait à cet instant précis. Combien de temps se passa t-il avant que les yeux de Morgane ne s’assèchent? Peu importe, Seamus aurait aimé qu’il dure éternellement. Ou que cet instant n’ait jamais existé. Elle respira un grand coup, comme si l’air qu’elle inspirait pouvait l’aider à sécher les dernières traces d’humidité dans ses yeux. Jusqu’à la prochaine vague de larmes.
Morgane le fit entrer dans la masure. Elle s’adressa à sa grand-mère. Les yeux de la vieille se troublèrent. Il semblait qu’elle s’était arrêtée de respirer. Elle baragouinait avec Morgane puis se retirait.
̶ Ne vous y fiez pas, elle est bien plus triste qu’elle en a l’air. Mais elle préfère être seule pour exprimer son chagrin Je n’ai pas grand chose pour le repas, vous avez parcouru un long chemin pour m’apporter ces tristes nouvelles et je n’ai même pas de quoi vous offrir à manger, en tout cas rien digne de ce nom.
̶ Ne vous inquiétez pas, j’ai de quoi manger. J’étais chez les parents de Yan ce matin, ils m’ont fourni de quoi me nourrir.
̶ Il doit me rester un peu de cidre. Racontez-moi comment Yan vivait en Espagne. Vous êtes le seul qui puisse remplir ce vide qu’il a laissé depuis son départ.
Seamus lui narrait tout un lot d’anecdotes qui lui venaient à l’esprit dans le désordre. Bien sûr, comme pour ses parents, il se gardait bien de parler de l’ironie du sort qui le fit décéder la veille de la dissolution des brigades internationales. C’était bien la seule chose qu’il pouvait faire pour essayer d’amoindrir leur peine. Tout au long de l’après-midi, Seamus lui racontait la vie entre les combats, les moments de joie plutôt que de tristesse. Il arrivait même parfois à la faire sourire. Yan gagnait ainsi des minutes de vie par la voix de Seamus. Le temps filait. Morgane lui proposa de dormir dans la grange. S’il retournait à Bourbriac, la nuit le rattraperai sur le chemin. Et elle souhaitait l’écouter encore et encore, pour reculer le moment inéluctable où elle devrait faire le deuil, seule. Comme si tout attendait le départ de Seamus pour lui tomber sur le dos et l’ensevelir.
Ils se rapprochaient de la cheminée. Parfois ils se taisaient, laissant la parole aux bûches qui craquaient. Seamus se remémorait les dernières paroles de son ami. Il n’osait pas aborder le sujet. C’était pour lui un sujet déplacé et ne pouvait s’y résoudre.
̶ Morgane, pourquoi les parents de Yan ne voulaient pas qu’il se marie avec vous?
̶ A cause de ma famille. De ma mère surtout. Mon père est mort à Verdun en décembre 1916. Je n’avais même pas un an et lui dix-neuf. Autant dire que je ne l’ai pas connu.
̶ Vous êtes née en 1916? Quel mois?
̶ En février. Et vous?
̶ Je suis né le 17 Mars 1916 et je n’ai pas connu mon père non plus. Il est mort plus tard, mais il devait rester caché après avoir participé à une insurrection.
Inconsciemment, ils se rapprochèrent l’un de l’autre. Qu’ils aient tout deux perdu leur père sans le connaitre dans des circonstances similaires, c’était comme une barrière qui sautait.
̶ Et pour votre mère Vous ne m’avez rien raconté.
̶ C’est assez délicat.
̶ Elle est morte elle aussi?
̶ Non. Peut-être Quand mon père est mort, nous vivions ici avec mes grands-parents maternels. La terre est pauvre par ici et pour peu de récoltes, elle demande beaucoup de travail. Mon grand-père s’est épuisé à la tâche. Ma mère, devenue veuve, est partie à Brest pour trouver un travail. Elle m’a laissée aux soins de ses parents et envoyait de l’argent tous les mois. Et depuis cinq ans, plus rien. Des rumeurs ont circulées. Ma mère…
Morgane ne pouvait continuer. Sa gorge se nouait et Seamus vit ses yeux s’embraser lorsque les larmes, réfléchissant la lumière des flammes comme une multitude de perles, inondèrent son visage. Elle cachait un instant son visage dans ses mains. Plus pour se reprendre et se demander si elle devait en dire davantage que pour cacher ses larmes. C’était le moment où sa vie pouvait basculer. Elle le sentait. Au point où elle en était que risquait-elle d’en raconter plus?
̶ Les rumeurs disent qu’elle se prostituait à Brest. Je ne sais pas si c’est vrai. Ceux qui ont lancé la rumeur sont restés anonymes bien sûr. Ne serait-ce que pour ne pas démontrer qu’ils fréquentent eux-mêmes les bordels. Mais beaucoup, comme les enfants que vous avez chassés tout à l’heure, m’appellent la fille de la putain. Seamus je ne supporte plus cette vie. Emmenez-moi avec vous, je vous en prie. Maintenant que Yan est mort, je ne saurais endurer tout ce que je subis plus longtemps.
Morgane regrettait déjà ses paroles. Seamus allait certainement penser qu’elle était comme sa mère. Prête à écarter les jambes pour subvenir à ses besoins. Finalement, telle mère, telle fille. Que pourrait penser Yan si, de là où il était, il la voyait? Ses parents avaient donc raison de ne pas vouloir qu’ils se marient. Seamus voulut posée une main sur son épaule, mais elle se leva subitement et se rua dans la cour. Il était déchiré par la tristesse qu’il avait perçue dans le regard de Morgane. Des années de résignation pour rien, un rêve qui s’écroulait. Il sortait d’un pas lent et lourd, témoin de son hésitation sur la marche à suivre.
̶ Laissez-moi, je vous en prie, je regrette de vous avoir raconté tout ça. dit-elle en lui tournant le dos
̶ Prenez ma veste, vous allez prendre froid. Ne regrettez rien, c’est votre vie, celle qui vous est tombée dessus, pas celle que vous avez choisi. Allez-vous reposer, la journée à été dure pour vous. Je vais aller dans la grange et si vous le souhaitez, demain nous reprendrons cette discussion. Yan m’a demandé quelque chose avant de mourir et je ne vous quitterai pas sans vous en parler. Mais pour l’instant nous devons tous deux dormir.
Morgane restait dehors encore quelques instants, regardant cet étranger aux cheveux roux s’en aller vers la grange. Ses dernières paroles avaient piqué sa curiosité. Qu’avait bien pu lui dire Yan agonisant? Elle leva la tête, cherchant dans la lune et les étoiles, un soutien, une réponse, un signe Elle sentait l’odeur de Seamus sur la veste, les yeux perdus dans la voûte céleste. Puis elle entra.
Seamus dormait en pointillé. Il baillait, ses yeux se fermaient tout seul, il dormait une demi-heure, puis se réveillait et ainsi de suite. Il avait tellement hâte d’être au lendemain. Il devait être tard dans la nuit quand il se réveilla en sursaut. La porte de la grange grinçait. Quelqu’un s’éclairait avec une bougie. Bien qu’il ne pût la voir immédiatement, ce ne pouvait être que Morgane. Elle mit un moment avant de le trouver, tant il s’était ingénié à se faire un nid douillet dans la paille.
̶ Excusez-moi de vous déranger, mais je n’arrive pas à dormir. J’ai tellement hâte de savoir ce que Yan vous a dit, que je ne trouve pas le sommeil.
Elle était emmitouflée dans une couverture. Elle souffla la bougie pour éviter de mettre le feu à la grange. Seamus remerciait cette obscurité qui lui permettrait de masquer un peu son trouble. Il prit une profonde inspiration et se lança. Morgane l’écoutait, pressant sa main contre ses lèvres, retenant ses sanglots pour ne pas l’interrompre. Plus elle écoutait, plus elle appuyait. C’était bien la manière de Yan, toujours à prendre soin d’elle, même gisant, il pensait d’abord à elle, à son bien-être. Et cet homme avait parcouru plus d’un millier de kilomètres pour venir lui transmettre ses dernières paroles. Seamus ne pouvait être que le double de Yan, il ne pouvait en être autrement. Et si Seamus était son double, si Seamus avait été mis sur son chemin, elle ne pouvait pas fuir ce qui ressemblait bien à une destinée.
Morgane pleurait. Mais il y avait quelque chose de changé dans ses pleurs. Toujours autant de tristesse, certes, mais un sentiment nouveau les accompagnait. Oh ce n’était pas encore de la joie. Mais elle sentait arriver la fin de cette longue route de peines, elle voyait le carrefour qui de toute façon lui ferait prendre une autre voie.
Elle pleurait. La tête appuyée contre le torse de Seamus. Il passait une main dans ses cheveux, l’incitant à continuer de vider ses larmes. Seamus lui chanta une chanson irlandaise:
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"My love said to me
My mother won’t mind
And me father won’t slight you
For your lack of kind
Then she stepped away from me
And this she did say
I will not be long love
’til our wedding day
She stepped away from me
And she moved through the fair
And fondly i watched her
Move here and mover there
And she went her way homeward
With one star awake
As the swans in the evening
Move over the lake
The people were saying
No two e’er were wed
But one has a sorrow
That never was said
And she smiled as she passed me
With her goods and her gear
And that was the last
That i saw my dear
I dreamed it last night
That my true love came in
So softly she entered
Her feet made no din
She came close beside me
And this she did say
It will not be long love
Till our wedding day"
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Alexandra interrompit son récit pour chanter elle même la chanson qu’avait chanté son arrière grand-père. On était bien loin du heavy-metal que nous jouions. Mais quelle interprétation! Avec un aïeul irlandais, elle ne pouvait qu’être une excellente musicienne. Je comprenais maintenant d’où lui venait son incroyable don pour la musique. Je l’embrassais et elle reprit le cours de son histoire:
Quand il eu fini de chanter, Morgane releva la tête et l’embrassa. Des baisers timides qui devinrent peu à peu plus charnels. Deux années de chasteté s’apprêtaient à s’envoler. Ils firent l’amour bien sûr. Mais Seamus et Morgane ne se rappelleraient pas de ces ébats. Ils se souviendraient du chant et ce moment où, enlacés ils sombraient sans résistance dans le sommeil.