Il avait fait particulièrement lourd pour une journée d’octobre, et ce n’avait pas été une journée isolée. C’était allé crescendo depuis une semaine. L’après-midi avait vu les nuages s’accumuler, et la moiteur ne pouvait qu’amener des orages. D’ailleurs les services météo avaient émis plusieurs bulletins d’alerte, allant de l’orange au rouge selon les régions.
Dans les Cévennes, habituellement touchées par des orages violents, tout le monde était à cran. L’alerte rouge pouvait être synonyme de nombreux morts. La nuit serait certainement courte pour beaucoup. Ceux habitants dans des zones inondables surveillant une éventuelle montée alarmante des cours d’eau et les autres se préparant à accueillir ou aider les premiers.
Vers vingt heures, les premiers éclairs zébrèrent le ciel, mais il n’y avait toujours pas de pluie. Joris était à la fenêtre du salon, scrutant le ciel. Il se dirigea vers sa platine CD, y inséra Tubular Bells de Mike Oldfield et monta le volume, puis il revint s’allonger sur le canapé. Une demi-heure plus tard, les premiers coups de tonnerre se firent entendre. Toujours pas de pluie. Pas de vent non plus pour secouer le feuillage des arbres. Le calme avant la tempête. Ce n’était vraisemblablement qu’une affaire de minutes avant que des trombes d’eau ne s’abattent sur les sommets environnants. La maison de Joris était en pleine forêt de châtaigniers principalement située sur l’adret. Quelques centaines de mètres plus haut, un plateau à la végétation très dense striait le flanc de la montagne à mi-pente.
Il faisait nuit, mais les éclairs permettaient d’y voir comme en plein jour. La pluie arriva d’un coup. Un mur d’eau obstruait maintenant la vue au delà de cinq mètres. Il débrancha les prises de sa chaîne stéréo les autres équipements sensibles à la foudre l’étant déjà puis il prit son lecteur audio portatif et monta se coucher. Il avait plusieurs albums de Mike Oldfield en stock.
Peu après minuit, Joris fut sorti de sa somnolence par un énorme bruit, pas très distinct car l’orage était toujours là. Il avait d’abord pensé à un avion qui aurait volé très, trop bas, mais le bruit ne correspondait pas : la tonalité était trop grave. Pourtant il y avait dans ce son comme le sifflement d’un objet qui perdait de l’altitude. Son premier réflexe fut d’aller scruter le ciel par les baies vitrées du salon en bas. Il n’y avait pas eu de bruit d’impact, ce qui signifiait surtout que si crash il y avait, ce n’était pas à proximité.
Il regarda par une fenêtre située de l’autre côté de la maison. Entre les deux pitons qui formaient le double sommet de la montagne, il remarqua une lueur bleutée virant parfois au violet. Ce ne pouvait être dû à un impact, et un appareil de type hélicoptère braquant un projecteur vers le sol à la recherche de quelqu’un ou de quelque chose émettrait une lumière blanc-bleuté. Intrigué, Joris continua d’observer : la lueur ne semblait pas se déplacer, et les variations de couleurs étaient tout ce qu’il y a de plus irrégulières. Ces nuances lui faisaient penser à des décharges électriques, des étincelles. Il n’y avait pourtant, dans ce secteur, aucun appareil qui, frappé par la foudre, aurait pu provoquer des décharges. Pas de sondes, pas de capteurs quelconques.
Il connaissait le coin comme sa poche pour y être souvent allé se promener. L’endroit n’était pas très escarpé ; l’atteindre était plutôt aisé, mais la végétation y était touffue. Il fut tenté de s’y rendre : avec une bonne lampe-torche, le chemin, même de nuit, n’était pas d’une grande difficulté. Toutefois, avec la pluie qui s’abattait encore, rendant la visibilité quasiment nulle, il pourrait rater, par cette nuit sombre, le bon chemin et passer la nuit à chercher un raccourci qu’il ne trouverait jamais. D’un autre côté, attendre ainsi l’énervait au plus au point. Le temps de préparer son escapade nocturne, la pluie tomberait peut-être de manière moins torrentielle.
Tout d’abord la torche. Vérifier l’état des piles. Il en prit une seconde, à LEDs, rechargeable en tournant une petite manivelle. Moins puissante, le fait de fonctionner sans piles pourrait tout de même être utile. Et s’il trouvait quelqu’un sur les lieux ? Il ne voyait pas qui pourrait y être, mais si c’était le cas, il aurait de fortes probabilités d’être blessé. Donc une trousse de premiers secours pourrait s’avérer utile : s’il ne pouvait dispenser les premiers soins, le temps perdu pourrait devenir fatal. Ensuite, avec la densité de la végétation, une machette ne serait pas superflue. Un peu de corde, car par endroits le terrain était accidenté. Des fruits secs : il y avait au moins deux heures de marche, et vu les conditions extérieures, il lui faudrait certainement se sustenter. Un peu d’eau, aussi. Il rangea tout le matériel dans son sac à dos étanche ; à quoi lui servirait la nourriture si elle était trempée ? Et des piles baignant dans l’eau seraient bien moins efficaces. Il ajouta deux couvertures de survie et un pull chaud de rechange. Le temps de préparer tout ce barda, vingt bonnes minutes étaient passées.
Il lui sembla que l’intensité de la pluie avait baissée, à moins qu’il ne fût tout simplement pressé de partir à l’aventure, un peu comme un gamin qui trépigne deux jours avant le départ en classe de neige. Il décida de partir aussi sec ; enfin, sec, il ne le resterait certainement pas longtemps ! Il enfila sa veste cirée et son chapeau acheté lors d’un voyage aux États-Unis avant les changements qui avaient bouleversé l’échiquier mondial. Depuis, les voyages intercontinentaux étaient devenus on ne peut plus rares. Les années précédant les événements, il avait souhaité acheter un chapeau à son petit-neveu, mais il avait dû y renoncer, les commerces réservant déjà leurs produits à leurs concitoyens.
Peu à peu, le monde était parti dans une folle spirale, et rien n’avait pu inverser la tendance. Au contraire, l’arrivée de politiciens républicains ultraconservateurs semblait avoir donné des idées aux autres pays. En Europe, où les partis d’extrême-droite arrivaient régulièrement en seconde position aux élections, une droite dure avait fini par s’installer de manière hégémonique sur tout le continent. La Russie post-Poutine avait persisté dans la droite ligne autoritaire qui avait fait son succès. La Chine, elle, avait continué son petit bonhomme de chemin, se satisfaisait d’une situation où, enfin, plus personne ne l’embêtait au sujet des droits de l’Homme.
Lorsque les réserves de pétrole se réduisirent à une peau de chagrin, les pays encore producteurs devinrent des cibles privilégiées pour les grandes nations, peu enclines à céder leur place. Le Moyen-Orient et l’Afrique saharienne, notamment, furent l’objet de manipulations en tout genre pour qu’ils entrent dans le giron de telle ou telle grande puissance. Leur instabilité chronique, bien entretenue depuis longtemps, avait dégénéré en guerres intestines quasi permanentes. Les attentats, perpétrés un peu partout dans le monde par des kamikazes de plus en plus nombreux, avaient fini par faire consensus contre eux ; puisque dans aucun des pays majeurs les droits de l’Homme n’étaient une préoccupation de premier ni même de second ordre, leurs dirigeants se mirent d’accord pour résoudre le problème une bonne fois pour toutes : ces États, mis à l’index, virent débarquer de toute part des armées rasant absolument tout sur leur passage. Hormis les puits de pétrole, bien sûr. Les zones les plus dangereuses ayant été vitrifiées auparavant, les armées ne rencontrèrent que peu de résistance. Une fois la sale besogne terminée, les territoires furent répartis en zones à peu près équitables entre les vainqueurs.
Ces mêmes vainqueurs en profitèrent pour s’attribuer des zones d’influences sur le globe. Bien évidemment, les États-Unis s’octroyèrent l’Amérique du Sud. La Russie récupéra toutes les nations qui composaient autrefois l’URSS, y englobant cette fois directement les pays de l’Est de l’Europe. La Chine avala sans grande peine l’Asie du Sud. L’Union Européenne, où les nationalismes pouvaient enfin s’exprimer, se disloqua, et ce qui n’avait pas été phagocyté par la Russie sombra, après une longue période anarchique, dans le giron américain. Jusqu’à ce qu’un astéroïde de belle taille (qui avait certainement consulté la filmographie hollywoodienne où tous les corps célestes en chute libre semblaient se donner rendez-vous sur cette partie de la Terre) ne s’écrase sur les États-Unis.
Au village, les gens se moquaient un peu de Joris ; certains le surnommaient « l’Américain ». Il les laissait dire, mais son Stetson le protégeait autant du soleil que de l’eau. Et cette nuit, il préférait éviter de recevoir la pluie sur le visage ou qu’elle ne s’infiltre le long de son cou. L’orage avait fait dégringoler la température ; il ajusta le col de sa veste et se lança à l’assaut de la montagne.
L’ascension se montrait plus pénible que Joris l’avait pensé ; la pluie avait rendu le moindre caillou glissant, déstabilisant les appuis et perturbant la perception du relief du sol. Malgré sa lampe, Joris était obligé de bien regarder où il posait ses pieds. Déjà deux heures qu’il marchait, et il n’était toujours pas arrivé sur place. Les pulsations des lumières faiblissaient et s’espaçaient ; il pressa le pas pour parvenir à leur source avant qu’elles ne s’arrêtent. Il y était presque : encore une petite demi-heure, tout au plus.
L’endroit était protégé des vents, et les arbustes faisaient place à de véritables arbres. Il parcourut encore plusieurs dizaines de mètres ; des arbres étaient déchiquetés, et la terre comme labourée à différents endroits. Quelque chose avait visiblement heurté le sol, mais au lieu de creuser un cratère, l’objet avait glissé, peut-être rebondi, arrachant la végétation, brisant les arbres sur son erre.
La chose était là, à quelques mètres. C’était une sphère métallique enfin, cela avait été une sphère qui s’était arrêtée après avoir ricoché sur plusieurs rochers, comme une boule de flipper. Une partie était éventrée. La lueur venait bien de la source d’énergie. Joris n’était pas assez qualifié pour déterminer si c’était électrique ou autre chose ; il espéra que cette énergie n’était pas en train d’irradier tout le périmètre.
Joris entendit un bruit, une espèce de souffle, rauque. Il s’inquiéta. Au départ, il avait misé sur un satellite qui serait retombé sur Terre pour dieu sait quelle raison ; mais s’il y avait quelqu’un, ce ne pouvait pas être un satellite. Son cerveau tournait à toute allure, passant en revue toutes les possibilités ; un animal malchanceux, percuté par la sphère et agonisant dans les parages ? Son cur battait la chamade. À tout instant il s’attendait à ce que quelque chose lui saute au visage. Il fit un tour complet sur lui-même, braquant la lampe avec insistance sur chaque buisson, chaque rocher qui aurait pu cacher quelque chose. Rien. Puis le souffle. Il se concentra sur ce son, tenta d’identifier d’où il provenait. À droite ! Il avançait doucement, s’arrêtant à chaque pas, son ouïe perturbée par les battements de son cur. N’importe qui, à cent mètres à la ronde, devait les entendre, semblables à une grosse caisse de batterie. Encore un peu plus loin. Dans le faisceau lumineux, il vit deux sabots qui dépassaient au-dessus d’un rocher : il était là, l’animal blessé
Non. Ce n’était ni un cerf ni un chevreuil. Ça avait bien des sabots, et même des cornes. Mais c’était tout. Pour le reste, c’était une créature humanoïde. De sexe féminin : impossible de se tromper. Elle gisait sur le sol, une branche traversant sa cuisse gauche de part en part. Elle avait dû être éjectée lorsque la sphère s’était déchirée sur les rochers et, en retombant, une branche ou un tronc d’arbre avait perforé le membre. Elle avait les yeux mi-clos, mais il n’était pas sûr qu’elle soit encore consciente. La trousse de secours était dérisoire face à l’ampleur de la blessure, et sur une créature extraterrestre, rien n’indiquait que les produits habituels eussent une quelconque utilité. Anatomiquement, puisqu’elle était humanoïde, on pouvait espérer certaines ressemblances : cela signifiait que retirer le morceau de bois fiché dans sa cuisse pouvait la vider rapidement de son sang si l’artère fémorale ou ce qui en faisait office était touchée.
Joris était un scientifique de haut niveau, mais pas un médecin. Il avait suivi une formation aux premiers secours, mais là, il n’était pas certain d’être à la hauteur de la situation. Toutefois, il était seul sur place ; qui pouvait tenter quelque chose, sinon lui ? Il avait le choix entre laisser la créature mourir à petit feu, tenter de la sauver en la faisant mourir, ou juste la sauver. Il braqua sa lampe sur la cuisse, observa attentivement la blessure. Il positionna la lampe de façon qu’elle puisse tenir seule et éclairer la scène autant que faire se pouvait : il aurait besoin de ses deux mains pour tenter quelque chose. Il se concentra, essayant de visualiser le point de compression en cas d’hémorragie.
La créature était de grande taille, bien plus grande que lui. Elle devait bien dépasser les deux mètres. Il ne pourrait pas la porter longtemps, et même la déplacer lui semblait déjà ardu. Il lui faudrait pourtant le faire. La meilleure technique consistait à dégager le morceau de bois en tirant vers le bas ; or la cuisse reposait sur un rocher, bloquant la branche entre la cuisse et la roche. Ne pas se précipiter. La plaie, comprimée par le morceau de bois, ne laissait le sang s’écouler qu’en petite quantité. Joris observa tout ce qui alentour pouvait lui permettre de soutenir la jambe tout en dégageant l’accès à la plaie. Il envisagea de tailler une branche de façon à en faire une espèce d’étrier, comme ceux qu’utilisent les gynécologues. Cependant, il ne pourrait planter le pieu suffisamment solidement dans le sol.
Un éclair zébra le ciel. Un instant, Joris crut qu’il s’agissait de la lumière d’un projecteur. L’activité orageuse, qui jusque là s’était calmée, reprenait de l’ampleur. Machinalement, il leva la tête. Il sortit une corde de son sac et la fit passer par-dessus la branche qui le surplombait. Il s’y suspendit pour en vérifier la résistance ; aucun craquement ne se fit entendre. Il enroula la corde autour du genou de façon à pouvoir soulever le membre sans trop d’efforts ; il n’aurait qu’à déplacer le corps de quelques dizaines de centimètres pour lui éviter des contorsions inutiles.
Le retrait de la branche fut un succès. Joris n’aurait su dire si la pièce de bois avait soigneusement évité l’artère ou si, finalement, la morphologie de cette créature était en fait bien différente. Un peu de liquide s’écoula de la blessure mais cela n’avait rien d’inquiétant. La créature geignait ; Joris resta très attentif à sa réaction. La douleur pouvait la réveiller subitement, et si elle se pensait en danger, sa réaction pourrait être brutale. Cependant, malgré le risque, il observait la plaie, intrigué : la blessure se refermait à vue d’il. Si la plaie se résorbait ainsi, la créature, récupérant à grande vitesse, reprendrait rapidement conscience. Il s’écarta et ramassa ses affaires, prêt à déguerpir si cela tournait mal.