Chapitre indépendant du précédent.
Je fuis les ombres à travers les arbres et les ronces. Une racine me retient le pied et me voilà au sol. Je me relève, nettoie ma robe d’un coup de main et observe les alentours. Les rayons du soleil traversent l’épaisse végétation, et d’un coup tout devient plus respirable. Je reprends mon souffle et gambade oisivement, cueillant une fleur par-ci, une fleur par-là. Comment suis-je arrivée là, au fait ? Peu importe. Les oiseaux chantent, les insectes bourdonnent, et un petit ruisseau coule tranquillement à deux pas. Je me dirige en sautillant vers le petit cours d’eau avec l’intention d’y tremper mes pieds.
Pourquoi portes-tu ce drôle de vêtement ? me hèle une toute petite voix.
Je me retourne vers mon interlocuteur. C’est un petit lapin blanc tout mignon. Il ressemble comme deux gouttes d’eau à mon lapin Pimpin que j’avais quand j’étais toute petite. La ressemblance est troublante ; pourtant, je suis sûre que ce n’est pas lui. Un beau jour, papa et maman m’ont dit qu’il s’était sauvé, et je ne l’ai plus jamais revu.
De quel drôle de vêtement parle-t-il ? Je me sers de la surface de l’eau comme d’un miroir et m’aperçois, en effet, que je suis couverte d’une capuche et d’une cape rouges. Je ne sais pas pourquoi, mais mon reflet à l’air triste.
Je dois aller apporter des biscuits et un pot de beurre à mère-grand, crois-je me souvenir.
Bizarre ; il me semblait qu’elle est morte il y a des années quand j’étais toute petite. Cependant, un panier apparaît à mes pieds. Je m’en empare.
Tu ne devrais porter rien que du blanc. C’est beaucoup plus joli !
Oui, je tâcherai de m’en souvenir, lui souris-je. Et toi, où vas-tu ?
Moi, je vais à l’école. J’ai cours de plantage de carottes.
Puis il sort de sous son doux pelage une montre à gousset. Il la regarde, et ses yeux s’écarquillent. Il semble soudain pris de panique.
Non, non, non ! s’écrie-t-il. C’est une catastrophe ! Je suis en retard. Je ne dois pas être en retard !
Et il commence à courir. Je lâche mon panier et me lance à sa poursuite.
Attends, petit lapin !
Non, je suis en retard. Et méfie-toi parce que tu vas l’être aussi. Il ne faut jamais être en retard. Méfie-toi aussi du loup ! Il rôde dans les parages.
À la mention de l’animal, un frisson me parcourt le dos. Mes pieds s’arrêtent de courir et le lapin finit par disparaître. Je fais tranquillement demi-tour et retombe sur le panier que j’avais précédemment abandonné. Je me souviens de ma mission. Je me mets donc en route, empruntant une allée dans les bois. Parfois je m’en éloigne pour partir à la poursuite d’un papillon ou pour aller cueillir une fleur élégante et ainsi constituer un joli bouquet que j’offrirai à mère-grand.
Après plusieurs minutes de marche, me voilà arrivée à destination ; la maison de mère-grand se dresse devant moi. Les vitres sont ternes, les murs lugubres, et la cheminée crache une épaisse fumée noire. Je m’avance d’un pas nerveux et frappe à la porte.
Tire la chevillette et la bobinette cherra, me fait une voix caverneuse sortant des entrailles de la maison.
Je m’exécute et la porte s’ouvre. Je m’avance doucement à l’intérieur. Mère-grand est couchée dans son lit, sous un amoncellement de couvertures.
Mère-grand, je t’apporte des biscuits et un petit pot de beurre.
Approche-toi, mon enfant.
J’obéis cette fois encore et avance de quelque pas. Mère-grand se redresse sur le lit. Elle est vêtue d’une cape et d’une capuche rouge similaire à la mienne. Son visage semble figé par un immense sourire et elle porte une fine barbe ce n’est pas mère-grand !
Professeur ? Que faites-vous là ? m’étonné-je.
Je t’attendais ; tu es en retard, mon enfant.
Je ne suis plus une gamine maintenant, m’offusqué-je.
Oui, c’est vrai. Tu es une femme à présent. Alors, montre-moi ce que tu m’as apporté.
D’un signe de main, il m’indique de m’asseoir sur le lit à côté de lui. J’obéis. Les traits de son visage n’ont absolument pas bougé d’un millimètre lorsqu’il a parlé. C’est étrange. Il m’observe toujours avec un sourire à pleines dents et les yeux grand ouverts sans jamais cligner des paupières. Je sors le contenu de mon panier et le lui donne ; il le balance derrière lui sans même y jeter un coup d’il.
Professeur, comme vous avez de grands yeux
C’est pour mieux admirer ta beauté, ma chère, affirme-t-il en me dévorant du regard.
Le compliment me fait sourire. Le professeur a toujours été gentil avec moi malgré mes difficultés dans sa matière. Je crois que je suis son élève préférée.
Professeur, comme vous avez de grandes mains
C’est pour mieux te caresser, ma chère, répond-il en posant une main sur ma cuisse.
C’est curieux, il ne s’est jamais autorisé ce genre de geste. Bien qu’étrange, ce n’est pas désagréable, alors je le laisse faire.
Professeur, comme vous avez une grande bouche
C’EST POUR MIEUX TE DÉVORER ! hurle-t-il.
Prise de panique, je sursaute et tombe du lit. Un rire affreux surgit de sa bouche. Le professeur pose sa main sur sa tête et s’arrache le visage. Apparaissent alors un museau poilu garni de dents acérées, deux yeux jaunes et des oreilles pointues. Le professeur a laissé place à un loup dans une cape rouge. Je cours jusqu’à la porte et l’ouvre, mais une dizaine de silhouettes toutes rouges m’attendent en embuscade. Je la referme violemment et cherche, d’un regard effrayé, une issue de secours. Je cours vers la cheminée et me glisse dans le trou.
Me voilà à ramper dans un tunnel étroit. J’entends les hurlements du loup derrière moi. Des ronces sortent du sol et s’entourent autour de mes bras, tentent de me retenir. Je me débats, et finalement, bien qu’ayant les jambes et les bras lacérés, j’arrive à m’en défaire. Le tunnel s’élargit, ce qui me permet de me remettre debout. J’ai mal au ventre, comme si quelque chose me le tailladait. Je reprends mon souffle et explore les lieux d’un pas inquiet. Je pousse un cri d’horreur : le lapin blanc est allongé sur le sol, les yeux écarquillés et le poil rougi par le sang. Un rire résonne derrière moi ; je me retourne : une épaisse jungle de ronces a rempli le tunnel par où je suis venue. Quelque chose bouge dans les ronces. Une ombre s’avance. Elle forme bientôt des dizaines de bras aux mains griffues qui tentent de m’attraper. Je cours, je cours, trébuche au sol à cause d’une racine.
Je me relève et m’aperçois que je suis dans une forêt. Le soleil brille, les oiseaux chantent, tout a l’air calme. Que s’est-il passé ? Je ne m’en souviens pas. Le ciel bleu est magnifique. Je gambade joyeusement entre les arbres, m’amuse à sauter dans les flaques d’eau. « Tiens, c’est étrange ! Pourquoi suis-je vêtue de ce drôle de capuchon ? Et pourquoi mon reflet dans les flaques a l’air si triste ? »
Je n’aime pas le rouge, me dit une petite voix fluette. Moi, je trouve qu’il n’y a rien de mieux que le blanc.
Un adorable petit lapin blanc surgit d’un buisson. Il me regarde, son petit nez gigotant au rythme de sa respiration. Il me rappelle Pimpin. Il lui ressemble comme deux gouttes d’eau. Je lui souris et caresse son doux pelage opalin. L’animal a l’air de bien apprécier.
Tu as raison, le blanc te va très bien. Comment t’appelles-tu ?
Oh, moi je n’ai pas de nom. Je ne suis qu’un simple lapin tout sage. Je me rendais à l’école, j’ai cours de plantage de carottes.
Oh, alors tu devrais y aller avant d’être en retard.
Tu as raison, fait-il en sortant une montre à gousset de sous son poil. Oh mince ! C’est vrai, je suis en retard. Vite, vite, vite !
Et il se met à sautiller loin de moi. Mais, comme s’il avait oublié quelque chose, il se retourne et me crie :
Ne sois pas en retard, toi aussi. Et méfie-toi de la reine : elle n’aime pas que l’on touche à son jardin. Ses cartes rôdent dans les alentours.
Merci du conseil, petit lapin, et bonne chance.
Vite, en retard crie-t-il en disparaissant de ma vue.
Me voilà seule dans ces bois. J’en profite pour admirer la vue. Tout est si coloré ! Des jaunes, des bleus, des verts illuminent le paysage ; c’est un régal pour les yeux. Je cours dans un tas de feuilles et m’amuse à les faire voltiger. Je me lance ensuite à la poursuite d’une libellule multicolore. Je fais une pause et m’assois sur un rocher. Je ferme les yeux et inspire un bon coup. L’air frais est vivifiant. Je me sens si bien !
J’ouvre les yeux et découvre tout autour de moi un magnifique tapis de fleurs. Il y en a de toutes les couleurs, de toutes les formes et de toutes les tailles. Je me moque de l’étrangeté de certaines. Il y en a même des cubiques et une en forme de trompette. Je décide d’en cueillir quelques-unes afin de constituer un magnifique bouquet que je pourrai offrir plus tard. Mais à qui ? « Mère-grand ? Ah non, pas cette fois ! » me souviens-je.
Au voleur ! s’écrie une voix. Arrêtez-la !
Je me retourne : une dizaine de grandes cartes à jouer avec des bras, des jambes et une tête munie d’un casque courent vers moi. Chacune possède un nombre de curs dessinés sur leur ventre dépendant du numéro qu’elle représente. En peu de temps me voilà encerclée, des lances tendues dans ma direction. Je suis traînée jusqu’à une cour où siège sur un trône surplombant un grand escalier une petite dame obèse. Une couronne orne sa tête. C’est la reine de cur.
De quoi est-elle accusée ? demande la reine.
De mauvaises notes et d’avoir cueilli les fleurs de votre jardin.
Pitié, je ne savais pas m’expliqué-je.
Après ces preuves accablantes, je déclare l’accusée coupable ! énonce la reine d’une voix grandiloquente. Je la condamne à
« Pas la décapitation ! Pas la décapitation ! » prié-je en moi-même.
Je la condamne à sucer toutes mes cartes.
Quoi ? fais-je, surprise.
« C’est quoi, ce délire ? Est-ce bien ce que j’imagine ? Je n’ai jamais fait ça, et encore moins avec des cartes à jouer ! » On m’agenouille de force et les cartes m’entourent. Quelque chose commence à pointer au niveau de leur entrejambe, comme une sorte de grosse épine. J’implore la clémence de la reine du regard mais je m’aperçois que quelque chose cloche avec son visage : un énorme sourire figé lui déforme la face.
Les cartes resserrent le rang et se mettent à saigner. Le rouge qui colore leurs curs coule le long d’elles, comme si elles fondaient. Bientôt, chaque carte est remplacée par une mare pourpre grouillante. S’élèvent alors de ces mares des silhouettes rouges. La reine rit, et sa bouche s’ouvre en grand jusqu’à déchirer la grosse dame en deux. En sort un loup effrayant dans une cape rouge, canines prêtes à l’emploi.
Je hurle de terreur et parviens à me faufiler à travers les créatures qui ont remplacé les cartes. Le loup se lance à ma poursuite. Je me réfugie dans un labyrinthe végétal, cours dans tous les sens sans savoir où je vais, un coup à gauche, un coup à droite, puis à gauche, encore à gauche et à droite. « Mince, c’est sans issue de ce côté. Vite, demi-tour ! » J’entends les hurlements du loup à deux pas d’ici. Il n’est pas loin.
Le labyrinthe commence à se changer en dédale de ronces de plus en plus épaisses. Bientôt, les chemins deviennent quasiment impraticables et mon corps se trouve lacéré de toutes parts. Le sang coule le long de mes membres et imprègne mes vêtements. Une douleur me déchire le ventre. J’arrive cependant à m’extirper de la végétation. En courant, mon pied tape dans quelque chose. Je découvre avec horreur qu’il s’agit du cadavre du petit lapin qui a été éventré. Son magnifique poil blanc est maintenant teinté de sang. Des bras d’ombre font leur apparition et rampent vers moi. Je recule, paniquée, trébuche et tombe dans un trou noir. La chute semble durer une éternité.
Je me relève finalement et observe les alentours. Me voilà dans une magnifique forêt. La chaleur des rayons du soleil me réchauffe la peau. Je ne sais pas comment je suis arrivée ici, mais je souris