MAINTENANT
Je glisse la main sous sa nuque et redresse sa tête avec toute la douceur dont je suis capable à cet instant ; elle ouvre les yeux et me sourit. Dans la pénombre de la grande pièce, son visage pâle semble plus constellé de taches de rousseur que dhabitude.
Ses doigts fins agrippent la manche de mon caban et je murmure un « chut » que je nentends même pas. Je suis momentanément privé douïe, coupé du monde, coupé de tout sauf de ce contact avec la femme que jaime.
Elle, ma sur de cur, mon âme, mon alpha et mon oméga.
AVANT
Quand je lai rencontrée pour la première fois, javais seize ans et elle venait den avoir douze. Mon père fréquentait sa mère depuis quatre mois et ils envisageaient de passer à létape supérieure : vivre ensemble. Invité pour la première fois chez ma belle-mère présomptive, je savais déjà que jallais me comporter comme lado que jétais : gêné, emprunté et gauche. En plus, jétais emmerdé davoir dû renoncer à retrouver mes potes pour rencontrer cette fille, cette gamine qui nétait rien pour moi.
Honnêtement, je navais rien contre la mère que javais rencontrée quelques fois, une belle blonde dynamique et souriante ; elle rendait mon père heureux, je le voyais bien. La mort soudaine de maman avait failli le briser ; il sen était remis, pour moi je pense, mais en était resté un peu voûté, comme écrasé par une chape de tristesse. Depuis quatre mois, je lavais vu se transformer, renaître à la vie, se redresser et sourire enfin.
Mon père a donc sonné à la porte de la maison de sa copine qui a ouvert aussitôt et nous a adressé un large sourire avant de sécarter.
Bienvenu, Hugo. Tu nes jamais venu ici, mais je tiens à te le dire, mi casa es su casa…
Merci, Maureen. Une Irlandaise qui fait référence à Pulp Fiction, cest classe…
Et un ado de seize ans qui relève la référence, cest top.
Elle ma embrassé sur les deux joues avant débouriffer mes cheveux, et jai retenu une grimace car javais mis du gel pour tenter dordonner ma crinière noire frisottante et indomptable. Et puis, comme jentrai pour la première fois dans cette maison qui allait devenir notre foyer, un troupeau de pachyderme a dévalé lescalier.
À ma stupeur, la source du vacarme nétait quune rouquine maigrichonne qui déboula en faisant claquer ses tongs et stoppa net à cinquante centimètres de moi. Ses yeux verts sécarquillèrent en réalisant que je faisais bien deux têtes de plus quelle.
Ben, tes vachement grand ! Tu es Hugo ? Salut, moi cest Adèle. La teigne de la maison, ou la petite peste, cest au choix.
Sa mère crut bon de la sermonner gentiment, déclenchant un éclat de rire qui révéla un appareil dentaire ayant tout de lengin de torture.
Adèle, je ten prie, tu me vas me faire passer pour une mère indigne !
Mais non, maman. Mais il faut que mon nouveau brother comprenne où il met les pieds en débarquant ici. (elle se tourna vers moi) Alors, tu as trop mangé de soupe ? Tu as des échasses sous ton jean ?
Sans attendre de réponse elle sauta au cou de mon père et lembrassa bruyamment avant de revenir devant moi, soudain incertaine.
Ey, bros, on se fait la bise ? On risque de se voir souvent…
Possible, oui. Saute…
Son bond de cabri la propulsée dans mes bras et elle ma appliqué deux bisous qui ont claqué au coin de mes lèvres. Je lai reposée, mais jaurais pu la tenir des heures car elle ne pesait rien : ce nétait quune gamine fluette flottant dans des vêtements trop grands pour elle.
Plus tard, elle me montra ma chambre, lorsque je ne serais pas en fac à Paris. Jétais en Terminale et jallai passer le bac dans quelques semaines.
MAINTENANT
Elle respire fort, les ailes de son nez frémissent alors que ses lèvres se retroussent, révélant ses dents blanches parfaitement alignées, ses incisives un peu écartées ; les dents du bonheur, dit-on.
Je susurre des mots dapaisement, des mots quelle nentend pas plus que moi. Mais elle voit le mouvement de mes lèvres, elle comprend. Elle comprend toujours, ce que je dis, ce que je pense, avant moi bien souvent.
Elle se détend et ses yeux se verrouillent aux miens, ses magnifiques yeux verts aux paillettes dorées.
AVANT
Jai pris possession de ma chambre une semaine après ma première visite. Nous avons alors vécu comme une vraie famille, Maureen, Adèle, mon père et moi. Et puis jai eu le bac, je suis parti à Paris dans une classe prépa, jai intégré ensuite une école de commerce réputée. À dix-neuf ans, je suis parti en césure à Sidney, à lautre bout du monde. À mon retour, Adèle avait seize ans et allait entrer à hypokhâgne. La musaraigne hyper-active sétait métamorphosée : à mon arrivée à Roissy où tout le monde mattendait de pied ferme, jai été immédiatement ébloui par la beauté flamboyante qui sautillait dimpatience à côté de mon père et Maureen. Après les embrassades empreintes démotion, nous sommes partis dans la voiture paternelle, direction Caen et la maison. Adèle ma assailli de questions sitôt les ceintures bouclées.
Hugo, tu as des épaules de déménageur ! Tu as trouvé une valise danabolisants ?
Même pas ! Mais en Australie le sport universitaire est vivement recommandé ; je me suis mis à la natation avec un groupe super sympa et voilà…
Au fait, tu nous ramènes pas une Aussie à forte poitrine ? Le french lover a dû briser des curs, non ?
Eh bien si, elle arrive dans trois jours !
……..
Là, jétais ravi, Adèle était scotchée, bouche bée. Jaurais juré que son regard lumineux était voilé par la contrariété. Jai éclaté de rire.
Tu verrais ta tête ! Tu as avalé la couleuvre ? Tes une blonde teinte en rousse !
Non, mais tu aurais pu…
Eh non ! Bon, parlons de toi. Tu as eu le bac quand même ?
De justesse et au repêchage, tu penses bien !
Elle a eu mention très bien, précisa sa mère avec fierté.
Nous avons continué à nous vanner pendant les trois heures du trajet, ravis dêtre à nouveau ensemble, en famille. Et puis la vie a repris, je suis reparti à Paris finir mon cursus, Adèle a passé avec succès ses deux années de prépa avant dentrer à Normale sup Lyon. Jai trouvé un emploi de cadre à Paris dans la DRH dune multinationale et multiplié les petites amies, éphémères conquêtes dun soir ou dune semaine.
Adèle a fréquenté quelques étudiants normaliens sans sattacher, sans trouver celui quelle cherchait. Ce qui ne la pas empêché de réussir son agrég de français haut la main. Et dobtenir un poste de prof dans un lycée parisien.
Bien entendu, elle est venue habiter chez moi : avec laide paternelle et un emprunt de vingt-cinq ans, jétais lheureux propriétaire dun appartement dans le XVIIème arrondissement : 72 m² au quatrième étage dun immeuble avec ascenseur, une place de parking souterrain pour mon scooter, la classe !
Bien entendu, elle devait chercher son propre appartement pour me laisser à ma liberté de célibataire, ce quelle a fait sans entrain particulier.
Bien entendu, notre amour fraternel ne lest pas resté bien longtemps. Nous navions aucun lien du sang, linceste nétant donc pas la question.
Et bien entendu, Adèle sen est rendu compte bien avant moi, depuis toujours elle lit en moi comme dans un livre ouvert.
MAINTENANT
Elle souffre, je le vois dans ses yeux qui brillent, je le vois dans linfime contraction de sa bouche.
Je lui parle doucement, de notre vie, de notre amour ; de notre rencontre, des années où elle était ma sur avant de devenir ma femme.
Des larmes roulent lentement sur ses joues trop pâles, mes doigts les cueillent religieusement alors que ma vue se brouille.
AVANT
Nous nous sommes mariés le jour de mes vingt-huit ans à léglise Saint-Pierre de Caen. Bien sûr, ça tombait en semaine, mais cétait une idée de ma fiancée pour me faire un cadeau que je noublierais jamais Adèle est entrée au bras de mon père, fier comme un paon de conduire à lautel cette sublime jeune femme quil avait longtemps considérée comme sa fille.
Jai vu quelle tremblait un peu, mais le sourire qui a illuminé son visage quand elle sest trouvée à mon côté a chaviré mon cur.
À la fin de la cérémonie, Adèle sest collée contre moi pour membrasser avec fougue ; le baiser a duré bien plus longtemps que les convenances ne lexigent, nous laissant essoufflés. Les lèvres gonflées et les yeux aux prunelles dilatées de ma femme témoignaient de lintensité de cet acte quasi charnel. Dailleurs, la diablesse a susurré :
Mon chéri, tu as intérêt à assurer ce soir. Jai envie que tu me prennes ici et ce ne serait guère convenable.
Tu crois quun petit coup vite fait dans un confessionnal…
Ny pense même pas, je te veux entièrement, longtemps et fort.
Nous avons réussi à nous éclipser vers une heure du matin pour rejoindre le Grand Hôtel de Cabourg. Dans lascenseur qui montait lentement, un baiser fiévreux nous a soudés, nos langues dansant une samba endiablée alors que les courbes soyeuses de mon épouse se moulaient contre mes angles et mes bosses. Adèle rit en sécartant, comme les portes souvraient à notre étage.
Eh bien, mon cher époux, vous me semblez affligé dune raideur qui doit être bien douloureuse !
Vous navez pas idée, ma mie. Mon médecin suggère de plonger le membre malade dans un étui chaud et humide jusquà désengorgement.
Votre médecin est un génie, jen suis sûre.
Dès la porte de notre suite refermée, jai fermement poussé Adèle contre le mur ; sans résister une seconde elle a posé ses mains à plat et appuyé le front entre elles. Jai troussé sa robe virginale jusquà dévoiler ses fesses adorables à peine couvertes dun fin tanga de soie. Tanga que jai écarté alors que ma chérie se cambrait pour soffrir. Jai glissé un doigt entre ses jambes, dans la fine toison rousse qui ornait son entrejambe humide de désir.
Nous avons fait lamour avec fougue, sans tendresse excessive, comme mus par une sorte durgence. Comme si cétait la dernière fois. Et oui, ce jeudi 12 novembre était la dernière fois. Le lendemain de notre mariage, avant de partir en voyage de noces vers les Marquises, nous sommes allés au Bataclan assister à un concert des Eagles of Death Metal. Un cadeau de mes collègues.
Le groupe venait dattaquer « Got a woman » :
I got a woman see your moving down the line
shes always rolling and shes rolling just fine
You want to keep it moving gonna burn a lot of gas
I got me a woman loves to shake her ass.
Le brouhaha démarra au fond de la salle, puis les premières détonations, les hurlements. Les mouvements de foule, les détonations répétées, de plus en plus proches. Adèle projetée contre moi, comme fauchée, je nai pu que la retenir alors que mon regard croisait celui, halluciné, dun homme brandissant une arme de guerre fumante. Il ma toisé avant de me tourner le dos et de séloigner dans lallée centrale. Jai allongé Adèle dans la travée en cherchant vainement de laide.
MAINTENANT
Elle meurt contre moi, je le sais. Me oreilles bourdonnent, emplies dacouphènes. Menvahissent le désespoir, la haine, je vais me relever et bondir et hurler ; et mourir.
Elle plante ses ongles dans mon poignet, ses iris démeraude plongent dans la folie qui menvahit. Elle sait. Elle comprend toujours, ce que je dis, ce que je pense, avant moi bien souvent.
Ses lèvres articulent une dernière supplique qui arrive à peine à percer la nuit qui menace mon cerveau.
« Vis, pour moi, pour nous. »
Je déglutis difficilement et opine comme elle séteint, mallongeant contre elle, posant ma joue contre la sienne et unissant nos larmes. Je ferme les yeux. Jattends.
Pas de haine, car cest lamour qui meut le monde, qui rend la vie digne dêtre vécue.
Pas de haine, même si ce nest pas facile.