Il est 22 heures trente. Lola est partie se coucher. Je ne sais pas si elle m’attend dans le lit. Je reste sur Internet, les yeux plongés vers l’appartement d’en face…
Seul, le mari est là, scotché devant la télé. Il a mangé un morceau. Il a l’air complètement absorbé par les programmes débiles qui passent. Qu’est-ce qu’elle fait ? Pourquoi elle n’est pas là ? Elle n’a quand même pas un entretien à cette heure-ci. Pourvu qu’elle ne soit pas partie voir sa famille sur Toulouse !…
La porte d’entrée s’ouvre. Deux filles s’immiscent dans l’appartement, les mains tenant par les anses des sacs en papier. Elle sont en robes courtes. Amandine est superbe. La fille à coté d’elle est presque aussi jolie. Hooouuuuuuuuh !… Par la fenêtre ouverte, je les entends crier. Visiblement, elles ont passé une bonne journée…
Elles viennent embrasser le garçon qui ne se lève pas, leur lance un bonjour furtif, retourne à l’incessant zapping qui jusque là l’occupait.
Elles s’installent autour de la table du salon, continuant de rire. Amandine prend des flûtes, fait sauter un bouchon de blanc qui vient pétiller dans les verres, forme un col de mousse qui s’estompe. Elle donne une flûte à son mari, s’assoit à coté de sa copine face à moi…
Elles parlent de choses et d’autres, elles trinquent, claquant leurs verres. Leurs jambes sont sublimes, leurs cuisses. Elles rient. Je ne regrette pas d’être resté un peu.
Un instant, je regarde la page de Pôle-emploi si triste. Je reviens à leurs robes, leurs chevelures coiffés, leurs sourires jusqu’aux hauts des pommettes, lumières dans un monde gris, soleils qui bougent, parlent, s’animent, explosent dans des rires, leurs jambes décroisées. Elle se laissent aller. De loin, je ne vois pas. Je suis surexcité…
La fille regarde sa montre, se lève, prend ses paquets, court embrasser le mari, part vers la porte se serrer contre Amandine pour lui faire deux bises sonores qu’on entendrait presque jusqu’ici, avant de s’en aller, riant…
Amandine, avec un large sourire, les yeux brillants, prend ses sacs, les porte vers la chambre. Un instant plus tard, elle revient. Elle dit deux, trois phrases à son homme, résume son après-midi, sa soirée. Elle se montre dans sa petite robe, se tourne devant lui, le regard inondé de sourire, de fierté d’avoir un vêtement si beau. Lui la regarde à peine, lance un « oui, oui » blasé, retourne à ses programmes. Elle va chercher un sac, sort un habit, mais lui la rembarre aussitôt, lui disant qu’il ne peut pas entendre la télé. Elle lance une moue énervée, avec cette impression de ne pas être écoutée depuis qu’elle est arrivée.
Le visage triste, elle remet le contenu à l’intérieur du sac. Elle râle deux-trois mots, s’en retourne dans la chambre, seule. Je me dis que ce type es fou !…
Et moi ?… Moi, tout à coup, je repense à Lola, qui m’attend peut-être derrière la porte de notre nid douillet…
Lola est au travail. En fait de nuit magique avec elle, je n’ai eu droit hier soir qu’à un « Non Mathis, je suis fatiguée ». J’ai insisté un peu, mais devant le refus catégorique qu’elle m’a lancé, je me suis résigné. Décidément, Amandine et moi, on aura été plutôt rejeté, hier…
La voilà !… Elle entre dans la pièce. Elle porte la petite robe rouge qu’elle vient d’acheter. Elle a les cheveux fraîchement lavés, coiffés, des petits talons d’été aux pieds. Elle se regarde devant la glace, se trouve pas mal. Elle se tourne vers le téléphone, s’arrête semblant attendre qu’il sonne. Elle repart vers la salle de bain. C’est à ce moment que j’appelle…
Elle revient, une brosse à la main. Elle ne répond pas tout de suite. Elle coiffe ses cheveux pour leur donner un dernier pli parfait, se mire dans le reflet pour voir. Elle pose sa brosse, décroche…
— Oui ?…
— Bonjour !…
— Ah, bonjour !… C’est vous !… Excusez-moi pour hier, j’avais oublié un rendez-vous important. Vous ne m’en voulez pas ?…
— Non, non…
Elle se mire encore, semble se trouver plus qu’attirante…
— On ne s’est pas présenté, je crois ?… Moi, c’est Amandine !…
— Mathis… Mathis Lefèvre !…
Je ne sais pas pourquoi j’ai donné mon vrai nom, comme pour un entretien d’embauche. Je n’en avais pas besoin, elle n’a dit que son prénom, elle. C’est marrant, d’ailleurs,çà… Elle reprend…
— Je présume que comme d’habitude vous voulez savoir ce que je porte ?… Eh bien, j’ai une petite robe d’été. Rouge vif, très courte, tenue par des brides fines. Idéale par le temps qu’il fait !… A mes pieds, des chaussures, à talons, découvertes, de petites lanières de cuir noir juste là où il faut. Mes ongles, peints, rappellent la couleur de mes lèvres et celle de la robe… Légère… Je ne la sens pratiquement pas sur la peau. Elle suit le mouvement de mes formes…
Hooouuuuuh !…
— Dessous, vous avez quoi ?…
J’ai dit çà, comme ça. Elle s’arrête un instant, ne s’attendait pas à ces-mots. Elle se mord doucement les lèvres. Ses yeux brillent, ses lèvres sourient à la glace. Elle prend un ton détaché…
— Un ensemble string !… Très léger de couleur claire, légèrement ajouré. Le soutien-gorge pigeonne, met en valeur mes seins confortablement entourés par le tissu crème velouté…
Elle porte ses doigts à sa bouche comme si elle avait trop parlé. Elle dodeline de la tête pour se dire qu’elle n’aurait jamais dû. Je m’apprête à continuer. J’en veux plus. Un signal me signifie que quelqu’un d’autre appelle sur la ligne. Peut-être un employeur ?… Je m’excuse, la fais patienter. C’est Lola. Elle veut savoir si des sushis, çà me va pour ce soir…
— Oui, oui, bien sûr, Lola !… J’ai du travail !…
— Bon, bon… A ce soir, mon chéri !…
— A ce soir !…
Quand je reprends, Amandine n’a plus la même voix. Elle a un ton sérieux. Elle me dit qu’elle doit abréger. Elle a des choses à faire. Je voudrais lui poser une question encore, mais je sens que ce n’est pas la peine…
— Bien… A demain !…
— Oui… A demain, Mathis !…
Elle raccroche. Je reste, le souffle coupé. Je la vois regarder dans le vide, se pincer les lèvres, sourire. Elle se lève, dodeline de la tête à nouveau, comme pour se dire qu’elle est folle d’avoir répondu ainsi. Elle rit, et sort…
