CHAPITRE XXI
NIVEAU CACHÉ
Je suis seule dans ces rues sombres, éclairées seulement par un mince filet de lumière lunaire. Il doit probablement y avoir le même couvre-feu dans cette ville qu’à Carrogia. Heureusement, la maison de plaisirs "Le jasmin d’Imilchi" est presque en face du palais. Elle semble plus grande et plus luxueuse que celle que j’ai visitée. C’est un grand rideau rouge qui lui sert d’entrée. Je le traverse, trouvant un autre colosse de l’autre côté, tenant exactement la même pose que le précédent.
– C’est dix anneaux. Plus si vous souhaitez monter. Le prix pourra alors varier selon la fille.
Je sors le prix demandé et lui tends la monnaie, tout en me disant qu’il faudrait peut-être quun jour, je recompte ce qui me reste. J’entre, découvrant la même salle de spectacle, en un peu plus grande, et avec une estrade contenant non pas cinq danseuses, mais huit. Et elles ont l’air de faire des mouvements plus rapides, plus difficiles et plus agréables à regarder que celles du quartier marchand.
J’enrage d’avoir un timing aussi serré. J’aimerais pouvoir m’asseoir et profiter du spectacle tout en dégustant une coupe de thé, des heures durant peut-être. Puis expulser toute l’excitation que j’aurais accumulée sur une serveuse. Ou deux. Mais j’ai hélas une mission à accomplir.
Dès qu’une serveuse passe à côté de moi, je lui prends le bras pour l’arrêter et lui demander :
– Excusez-moi… J’aimerais passer la nuit avec Yasmine s’il vous plait.
Elle lève les yeux au ciel en souriant avant de me répondre :
– Montez à l’étage, chambre 113.
Je traverse la salle, esquivant habilement les mains baladeuses des clients qui me prennent pour une serveuse. Ça n’est pas que je n’aime pas ce genre de flatterie, mais après avoir autant donné de ma personne pour l’élite de la garde, je n’en ai plus vraiment envie. Et de toutes façons, le capitaine a beau avoir su être délicat avec moi, il me reste encore une certaine douleur de son passage dans mes entrailles.
Je monte un escalier de marbre. L’étage est composé d’un simple couloir à la luminosité assez tamisée, un long tapis le longeant, des portes menant sur de nombreuses chambres disposées de chaque côté. Celles sur mes côtés sont les 101 et 102, puis leurs numéros croissent le long du couloir, pairs et impairs face à face. Tandis que je le parcours pour atteindre la 113, j’entends parfois des bruits étouffés en provenance de certaines d’entre elles. Il semblerait même que ce soit l’heure de bourre : elles sont presque toutes occupées.
Hésitante, je pose ma main sur la poignée de ma chambre. Constatant qu’elle n’est pas fermée, je la tourne, et passe à l’intérieur. Je sursaute en voyant la créature assise nue sur le lit.
Sa peau et ses cheveux sont des mêmes teintes que toutes les habitantes de cette ville. Mais c’est bien là sa seule ressemblance. C’est la première femme que je vois ici capable de se voir attribuer l’étiquette "obèse". Son visage, en plus de sembler asymétrique, dispose de deux poches de graisses pendant mollement sur les côtés, plus une autre sous son menton lui en donnant un deuxième. Ses gros et lourds seins tombent sur son énorme ventre, comme épuisés par leurs propres poids. Lorsqu’elle me voit entrer, elle sourit, me dévoilant son sourire aéré, et se relève, pour faire changer le lit de forme. J’en entends presque un "ouf" de soulagement de la part du meuble.
– Bonsoir chérie. C’est quarante la nuit, plus si tu veux des extras.
Reculant un petit peu mon visage pour fuir son haleine de poisson à la fraicheur discutable, je compte suffisamment d’anneaux dans ma bourse pour les lui tendre. Elle les prend, puis sans les ranger nulle part, me demande :
– Alors ? Par quoi désires-tu commencer, chérie ?
Je me retiens de lui répondre "par une douche", mais je tente de rester polie :
– En fait… Je suis très fatiguée, et j’aimerais juste la chambre…
Elle lève les yeux au ciel, visiblement ni vexée ni déterminée à partir. Je ne vais quand même pas devoir coucher avec ça pour utiliser le passage secret tout de même ? J’imagine mal Julia et son tempérament de guerrière indépendante se plier à cette règle.
Fort heureusement pour moi, elle se retourne, saisit le lit, puis utilise les muscles graisseux de ses membres pour le tirer le long de la pièce, dévoilant la trappe présente dessous. Je pousse un soupir de soulagement. Elle doit avoir l’habitude : c’est précisément et seulement pour ça que quiconque pourrait demander une nuit avec elle.
– vas-y, je refermerai le passage derrière toi.
– Bien… Merci à vous.
Je soulève la trappe, y découvrant une échelle s’engouffrant dans de sombres profondeurs. Ça ne m’inspire guère confiance, mais mes amis sont en toute logique passés par là il y a une heure seulement, donc qu’est-ce que je risque ?
Je pose les pieds sur l’échelle, constatant par l’occasion que mes chaussures à talons ne sont pas du tout conçues pour. Après avoir maladroitement descendu quelques échelons, la trappe se referme au-dessus de moi, me plongeant dans un noir complet.
Je reste accrochée à l’échelle, immobile et aveugle, pendant une bonne minute. Plus le temps passe, plus je sens la panique monter. J’entends un bruit de raclement au-dessus de moi, sans doute Yasmine qui vient de remettre le lit sur de la trappe. Je n’ai donc plus moyen de faire demi-tour. Superbe.
Je dois bouger, c’est ma seule option. En tremblant légèrement, je descends l’une de mes jambes pour constater que je suis actuellement posée sur le dernier échelon, et sens un sol dur et stable sous ma chaussure. Je me dépêche de me poser dessus, me calmant un peu.
Je tâte les murs avoisinants pour tenter de me situer. C’est visiblement un long et étroit couloir à sens unique. Je commence à lesuivre, marchant prudemment, les mains bien tendues devant moi.
Il est plus long que je ne le pensais. Je marche ainsi un bon moment, me demandant comment un joueur ayant peur du noir pourrait en profiter.
Mes mains finissent par se heurter à un nouveau mur, disposant lui aussi d’une échelle. Rassemblant mes forces, je m’agrippe fermement à l’un des échelons pour les monter, escaladant prudemment cette voie dont je n’ai aucune idée de l’emplacement de la sortie.
Ma main, en quête du prochain échelon, trouve un sol froid et plat sur lequel prendre appui. Je m’y hisse, toujours dans le noir complet. Tendant de nouveau mes mains par prudence. Elles se posent sur un autre mur, situé à seulement deux mètres de la trappe que je viens d’escalader.
Je le parcours de mes mains, cherchant un levier, un bouton, n’importe quoi qui me permettrait de faire bouger quelque chose. Mais je ne trouve rien. Dans le doute, je finis par frapper doucement dessus, et entends un bruit sourd de résonnance. Je recommence un peu plus fort, et me confirme à moi-même qu’il est visiblement creux.
Qu’est-ce que ça pouvait signifier ? Qu’il fallait le casser ? Impossible, Julia et Tarik sont passés par là avant moi. Alors que je cogite, il se met à trembler, puis à se surélever, laissant échapper par l’ouverture commençant en bas et s’élargissant sans cesse une lumière vive, qui m’éblouit quand elle arrive à ma hauteur. Je ferme mes yeux, qui sont encore habitués au noir complet. En les rouvrant progressivement, je vois une silhouette féline se dessiner en face de moi.
– Bienvenue au palais miaou ! On t’attendait !
C’est bien Lilith, qui maintient de ses maigres bras le mur qui me séparait du reste du palais. Je passe dessous, lui permettant de le reposer délicatement derrière moi. Une fois celui-ci reposé, je constate qu’il a tout l’apparence de n’importe quelle façade de marbre du palais, malgré sa légèreté évidente.
Je regarde autour de moi pour situer où je suis arrivée. C’est un autre couloir du palais, comme tous ceux que j’ai déjà traversés, hormis un détail : sur le mur de droite, entre deux tableaux affichant le visage dune superbe jeune fille orientale, se dresse une grande et large porte rose. Devant elle, deux cadavres de gardes gisent, leurs sabres posés devant eux. L’un est sur le ventre, la tête posé dans une flaque de sang visiblement sortie de sa gorge tandis que l’autre est sur le dos, de multiples entailles longues et fines maculant sa poitrine. Alors que ce spectacle me donne la nausée, Julia se tient debout entre eux, faisant tourner sa lance ensanglantée entre ses mains, fière d’elle.
Détournant la tête de ce spectacle, j’aperçois Tarik, adossé au mur de gauche, une petite fiole contenant un liquide rose fluo en main. Tout le monde est présent. Julia ricane en me voyant écurée par son carnage.
– Quoi ? Tu n’aimes pas la vue du sang ? Tu peux difficilement jouer à un jeu vidéo d’action sans en voir, pourtant.
Tarik se tourne vers moi, une mine compatissante à mon égard.
– Désolé, mais il est vrai quon navait pas trop le choix. Ces deux-là ne quittent pas leur position de la nuit.
– Dis-donc miaou, ça a été acrobatique avec les gardes d’élites, non ?
Je me retourne pour répondre à Lilith, qui dresse un grand sourire sur son visage en me voyant.
– Ben… Assez… Pourquoi ?
– Tu as du sperme dans les cheveux !
Je passe une main sur le haut de mon front, pour constater qu’elle a raison : je ne m’étais pas suffisamment essuyée dans cette salle. Heureusement, il n’en restait que quelques gouttes, seule sa vision de félin a pu lui permettre de s’en rendre compte.
Julia arrête sa pose, pour se déplacer jusqu’à moi, et me demander d’un ton un peu nerveux :
– Bon, est-ce que tu es sûre que les élites sont tous neutralisées ? Pour toute la nuit ?
Une pensée lubrique me traverse alors que je revisualise tous ces hommes nus dormant dans une pièce. C’est cette image en tête que je réponds :
– Oui, ils dorment tous.
– Parfait. Je l’avais bien dit que tu en étais capable !
Elle ponctue son compliment par une claque sur mes fesses, pas assez forte pour me faire crier mais assez pour me rappeler ce qu’elles viennent d’endurer. Tarik vient briser notre scène de complicité en m’annonçant d’une voix grave :
– Malheureusement… On a encore besoin de toi.