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III – À corps perdu – Chapitre 1

III - À corps perdu - Chapitre 1



 Après cette demi-heure de musique non-stop, nous allons maintenant retrouver Jean-Marc pour le petit point circulation du midi. Bonjour Jean-Marc !

 Bonjour Patrick, et bonjour à tous les auditeurs. En ce milieu de journée, la circulation est fluide sur tous les axes, excepté sur l’A51, à hauteur des Milles, où un bouchon s’est formé suite à un grave accident. Une voiture a fait de nombreuses embardées avant de heurter une glissière de sécurité et de partir en tonneaux. Les secours sont rapidement arrivés sur place et ont mis près d’une heure pour désincarcérer la victime, une jeune femme d’une trentaine d’années, qui a été héliporté ; elle est entre la vie et la mort. Aucun autre véhicule n’a été impacté par cet accident dont l’origine semble être une vitesse excessive.

 Eh bien, voilà qui va donner du grain à moudre à tous ceux qui critiquent la mise hors service des radars en marge des manifestations de gilets jaunes ! Nous ne le répéterons jamais assez, faites très, très attention sur les routes ! Merci Jean-Marc, on vous retrouve en fin d’après-midi pour un autre point qui risque d’être bien plus agité à cause de la sortie des bureaux.

 Oui Patrick, en effet !

 Et pour aider tous nos auditeurs bloqués dans ce bouchon à prendre leur mal en patience, nous allons bientôt retrouver votre programmation musicale après quelques annonces. La vie est belle, sur Provence FM !

Hôpital de la Timone, Marseille.

Quatre heures se sont écoulées depuis l’accident de Jenny. À quelques mètres du service de réanimation, Fred est adossé au mur et sa mère, assise en face de lui, tord frénétiquement les lanières de son sac à main. Le plus énervé reste le patriarche qui ne cesse de piétiner. À intervalles réguliers, il jette des regards assassins en direction de Florian, pétrifié sur un siège, mais ce dernier ne les voit pas.

Comme isolé sous une cloche de verre, il ne perçoit qu’une bouillie d’échos mélangeants des voix, des bruits de pas et de portes qui se ferment, sans être vraiment conscient de leurs origines. Il réfléchit, ou il essaie, tout du moins, tant son cerveau est anesthésié par l’uppercut reçu quand il a appris la terrible nouvelle.

C’est alors que des mouvements d’Hélène et de Fred le sortent de sa torpeur ; il tourne mollement la tête et aperçoit un homme en tenue chirurgicale. Il se lève d’un bon pour s’extirper du cocon où il était enfermé.

 Bonjour, vous êtes de la famille de Mlle Dutellier ? demande le médecin, la mine fatiguée.

 Oui, comment va-t-elle ? s’enquiert Hélène.

 On a réussi tant bien que mal à la stabiliser, mais son état reste très fragile. Elle souffre de multiples fractures, certains organes ont souffert, ce qui a causé une hémorragie interne. Elle a subi un traumatisme crânien qui l’a plongé dans le coma et a aussi une lésion à la colonne vertébrale.

 Elle elle ne marchera plus ? sanglote Hélène.

 La moelle épinière n’étant pas touchée, elle ne devrait pas perdre l’usage de ses membres. Il faudra attendre les résultats d’examens complémentaires qu’on ne peut encore effectuer pour le moment avant d’en tirer des conclusions plus précises.

 Et pour la suite ? chuchote presque Florian.

 Maintenant, vous devez prendre votre mal en patience. En attendant qu’elle aille mieux, elle va être maintenue sous étroite surveillance en soins intensifs.

 Combien de temps va-t-elle rester dans le coma ?

 Ça, on l’ignore. Elle peut se réveiller demain comme dans plusieurs mois.

Tout le monde devrait être rassuré de la savoir en vie, mais personne ne se risque à pousser un soupir de soulagement vu son état.

 Pouvons-nous la voir, docteur ? réclame Hélène, la voix tremblante.

 Oui, mais juste quelques minutes. Venez avec moi.

Ils pénètrent dans le service de réanimation et le médecin interpelle une infirmière.

 Pouvez-vous emmener ces personnes dans la chambre de Mlle Dutellier, s’il vous plaît ?

 Oui, docteur. Suivez-moi, je vous prie.

Ils arpentent quelques mètres de couloir et finissent par entrer dans une chambre plongée dans la pénombre. Florian sent son cur de serrer lorsqu’il découvre Jenny, alitée et entourée de machines auxquelles elle est reliée par de nombreux fils et autres tubes. Son corps se trouve en grande partie emprisonné dans du plâtre et son visage apparaît rougi, tuméfié et couvert de coupures et d’éraflures. Seuls la courbe de l’électrocardiogramme et les bips lancinants qui l’accompagnent, ainsi qu’un mouvement de respiration ténu, prouvent qu’elle vit.

Sur le point de s’approcher d’elle, on l’agrippe par le col.

 Est-ce que vous avez vu ? Est-ce que vous avez vu où nous mènent vos frasques ? le rudoie Jean-Pierre Dutellier.

 Chéri, je t’en prie, calme-toi ! tempère sa femme.

Obnubilé par Jenny, Florian ne réagit pas.

 Vous avez intérêt de vous expliquer maintenant ! Que signifie cette vidéo ? demande-t-il en haussant le ton.

Florian tourne finalement la tête vers lui, mais avant qu’il n’ait eu le temps de répondre, une autre voix s’élève.

 Excusez-moi, mais ce n’est ni le moment, ni l’endroit pour ce genre de discussion. Votre fille a besoin de repos, donc veuillez sortir, s’il vous plaît !

Sans crier, l’infirmière a néanmoins prononcé sa requête sur un ton autoritaire. Le patriarche lâche l’affaire et sort de la chambre en pestant, suivi des deux autres membres de sa famille. Florian, lui, se tourne vers Jenny.

 S’il vous plaît, laissez-la se reposer, insiste l’infirmière.

Sa main entourant son avant-bras, elle lui sourit et l’incite à la suivre ; après un dernier regard à sa femme, il s’exécute.

Une fois dans le couloir, son beau-père lui saute de nouveau dessus.

 Je veux une explication ! exige-t-il en se postant devant lui, les bras croisés.

 Je c’est ça s’est passé il y a longtemps, Jenny n’allait pas bien à ce moment-là et

 Elle n’allait pas bien ? le coupe-t-il, elle a pourtant l’air d’aller très bien dans cette vidéo, tout comme vous, d’ailleurs !

Que peut-il bien répondre à ça ? Jean-Pierre Dutellier ne connaît clairement pas sa fille, donc comment lui faire comprendre que lorsqu’elle se sent mal, elle se laisse parfois aller à ce genre de folies ? Et comment justifier qu’elle se sentait mal, aussi ? Lui parler des photos coquines et de la mise à pied de Fred ne manquerait pas de rajouter de l’huile sur le feu.

 C’est c’est une vieille histoire, marmonne Florian.

 Une vieille histoire qui a des répercussions catastrophiques !

 Est-ce que tu crois que c’est l’avocat qui nous a envoyé ça pour nous mettre la pression ? interroge Fred.

 Que veux-tu que j’en sache ? L’origine du mail est inconnue, c’est impossible de savoir d’où il vient !

 On devrait peut-être prévenir la police, dit Hélène d’une petite voix.

 C’est hors de question ! tonne Jean-Pierre, faisant sursauter sa femme au passage. Si la justice s’empare de cette histoire, ça se saura très vite dans toute la profession et tous les clients vont vous lâcher, les uns après les autres ! Il faut régler ça en interne, point !

Après avoir réfléchi, il attrape de nouveau Florian par la manche.

 Quant à vous, à compter d’aujourd’hui, vous ne faites plus partie de la société et je vous interdis d’y remettre les pieds ! Vous n’aurez qu’à demander à l’un de vos anciens collègues de vous rapporter vos affaires !

 Euh, papa, intervient Fred, avec l’absence de Jenny, Florian nous sera utile pour

 Non, il ne sera utile en rien ! l’interrompt-il sèchement. Quand on aura besoin de quelqu’un pour donner le coup de grâce à la société, alors on l’appellera, mais en attendant, je ne veux plus le voir là-bas !

Jean-Pierre Dutellier s’en va d’un pas décidé, sa femme le suivant de près tout comme Fred, non sans avoir lancé un regard désolé à Florian, seul au milieu du couloir. Après quelques instants à regarder en direction de la chambre de Jenny, il prend la direction de la sortie.

Il rentre chez lui, c’est-à-dire chez Jenny, vu qu’ils habitent ensemble.

S’il arrivait à retenir ses larmes, ça devient de plus en plus difficile une fois entré dans l’appartement. Un doux parfum, si familier, flotte partout et il parcourt toutes les pièces, comme une âme en peine. Il passe dans la cuisine où il voit, dans l’évier, une tasse avec une trace de rouge à lèvres, puis dans le salon où ils ont petit-déjeuné, l’un à côté de l’autre. Il arrive finalement dans la chambre, la nuisette qu’elle portait lors de la nuit précédente pend sur le dossier d’une chaise. Même s’il sait qu’il ne devrait pas, Florian la porte à son nez. L’odeur de Jenny lui envahit les poumons et il s’écroule sur le lit, noyé par le chagrin qui le submerge, tel un tsunami ravageant les côtes.

Que pouvait-on attendre d’un organisateur de gang-bang de seconde zone qui filme dans un entrepôt, au fin fond d’une zone industrielle ? Assurément, pas grand-chose. La parole donnée de flouter les visages n’a pas dû peser bien lourd face à quelques zéros de plus sur un chèque. L’idée de le retrouver pour lui casser la figure reste une option envisageable, mais à part un soulagement de courte durée, cela n’arrangera rien du tout. Le vrai coupable, celui qui tient les manettes, c’est l’auteur de cet e-mail et il est presque sûr que ce mystérieux investisseur n’y soit pas étranger.

Tout le monde, à commencer par Jenny, se demandait pourquoi l’avocat avait lancé une proposition aussi folle. La réponse est maintenant limpide et sans doute que dans les prochains jours, il réapparaîtra avec son offre de rachat qui exigera, cette fois-ci, une réponse positive.

Après avoir cogité un long moment, Florian sombre dans un sommeil tourmenté.

Il émerge au petit matin et, spontanément, il touche le côté du lit où devrait se trouver Jenny. Il aurait voulu que tout ça ne soit qu’un horrible cauchemar, que sa main touche son corps et que son visage encore endormi se tourne vers lui et sourit. Mais, preuve d’une triste réalité, la main de Florian ne caresse que le drap vide.

Il décolle sa tête du tissu humide de ses larmes et fixe le plafond durant de longues minutes, puis il se lève et se traîne jusqu’à la salle de bains. Le miroir lui renvoie un triste reflet et l’eau qu’il se passe sur le visage n’y changera rien.

Les traits tirés et le cerveau endolori, un peu à l’image d’un lendemain de cuite, il jette un coup d’il à son téléphone ; il déborde de notifications, mais il ne s’en préoccupe pas. Avoir été démis de ses fonctions lui retire aussi l’épine du pied de bosser alors qu’il n’en a pas le courage. Tant mieux, même, ça lui libérera plus de temps pour veiller sur Jenny.

Il entend alors qu’on essaie d’entrer dans l’appartement ; il ouvre la porte et tombe nez à nez avec Hélène.

 Oh, Florian, j’ignorais que vous étiez là ! dit-elle, surprise.

 Bonjour Hélène, euh oui, j’ai emménagé avec Jenny.

 Ah, elle ne m’en avait rien dit.

 C’est très récent, ça ne fait que quelques jours.

Ils restent debout, en silence ; leurs visages portent les stigmates d’une nuit peu reposante.

 Mais entrez, Hélène, je vous en prie, finit par l’inviter Florian, je vous sers un café ?

 Oui, merci. J’en ai déjà bu un, mais je pense que je vais en avoir besoin pour tenir le reste de la journée.

Florian prépare deux cafés puis s’installe à la table du salon, face à sa belle-mère.

 Écoutez, Hélène, je je suis vraiment désolé pour ce qui arrive à votre fille, s’excuse-t-il, la mine basse.

 Vous n’avez pas à vous excuser, vous subissez tout ça autant que nous. Et puis vous n’y êtes pour rien.

 J’aimerais être aussi catégorique que vous. J’aurais pu, j’aurais dû l’empêcher de tourner cette vidéo, mais je n’ai pas su.

 Alors si vous estimez avoir votre part de responsabilité, je dois aussi reconnaître la mienne.

Florian interroge sa belle-mère du regard.

 Ma fille a toujours été un peu excentrique dans sa vie privée et avec le recul, j’y ai sans doute contribué. Je l’ai surprotégé, privé de beaucoup de choses quand elle était plus jeune et on n’a jamais vraiment eu de discussions pour tout ce qui touche aux choses de l’amour. Je la voyais grandir, devenir de plus en plus belle, mais je m’obstinai à ne la voir que comme une petite fille fragile et innocente. Plus le temps passait et plus je me rendais compte que j’avais eu tort. Au lieu de la guider, je l’ai empêché de vivre ses propres expériences, et quand elle est partie de la maison pour continuer ses études, elle a rattrapé le temps perdu, à sa manière.

Elle boit une grande gorgée de café avant de reprendre.

 Quand elle revenait à la maison, je sentais qu’elle avait changé, c’était devenu une femme. Je pensais que c’était une bonne chose, mais en voyant qu’au fur et à mesure du temps, elle menait une vie de bâton de chaise, j’ai commencé à culpabiliser, à me dire qu’elle s’était sentie prisonnière de moi toute sa jeunesse et qu’elle ne voulait pas risquer la même chose avec un homme. J’ai voulu en parler plusieurs fois avec elle, mais elle a toujours évité ces discussions. C’est pour ça que lorsque j’ai appris que vous étiez en couple tous les deux, je ne vous dis pas à quel point j’ai été heureuse !

 Je ne sais pas trop si je suis réellement l’homme qu’il lui faut.

 Vous l’êtes, Florian. Je l’ai vu fréquenter beaucoup d’hommes, mais la façon qu’elle a de vous regarder et de se comporter avec vous, elle ne l’a fait avec aucun autre.

Hélène baisse alors la tête.

 Je me moque de cette vidéo, je me moque de ses habitudes sexuelles, tout ce que je veux, c’est qu’on me rende ma petite fille ! clame-t-elle avant de fondre en larmes.

Florian recouvre la main de sa belle-mère avec la sienne en retenant ses propres pleurs ; inutile de transformer cette scène en concours de lamentation.

 Jenny est une battante et s’il y a une personne qui peut relever ce défi, c’est bien elle, dit-il, des trémolos dans la voix.

Hélène finit par se calmer et relève ses yeux rougis vers Florian.

 Oui, vous avez raison, répond Hélène en souriant tout en essuyant ses larmes du dos de sa main. J’étais venue pour lui prendre quelques affaires, histoire qu’elle ne se retrouve pas sans rien si elle venait à se réveiller, ajoute-t-elle.

 Oui, c’est une bonne idée.

 Vous savez sans doute mieux que moi où elles sont, donc je préfère que vous vous en chargiez, si vous n’y voyez pas d’inconvénients.

 Pas de problème, je m’en occupe.

Elle se lève et s’apprête à partir.

 Pour ce que vous a dit mon mari hier, ne vous formalisez pas trop, il est souvent impulsif quand il est tendu. Je suis certaine que vous retrouverez vite votre place dans la société de mes enfants.

 Je vous avoue que mon sort professionnel est le cadet de mes soucis.

 J’imagine bien. Bon courage, Florian, on se croisera sans doute à l’hôpital.

 Il y a des chances. Bon courage à vous aussi, Hélène.

Après une accolade, elle quitte l’appartement.

                                                                    *************

Au lendemain de ce terrible accident, une ambiance pesante flotte chez JFD Comm’.

Si tout le monde est au courant pour l’accident de Jenny, personne ne l’est encore concernant la révocation de Florian. Jean-Pierre Dutellier n’avait jamais eu un rôle précis dans la société il n’apparaît d’ailleurs même pas dans l’organigramme , il se contentait de rester dans l’ombre de ses enfants et de les conseiller si besoin. Mais désormais, il est bel et bien présent aux côtés de son fils lors d’une réunion extraordinaire organisée à la première heure de la matinée.

 Bien, commence Fred, vous n’êtes pas sans savoir que ma sur a eu un grave accident de voiture, hier. Elle s’en est tirée avec de très graves blessures, mais est plongée dans le coma.

Au moment d’évoquer Florian, il se crispe.

 Comme vous pouvez aussi le remarquer, Florian n’est pas là non plus. Rassurez-vous, il va bien, mais disons que j’ai été obligé de de le mettre à l’écart de ses fonctions.

Des regards étonnés fusent.

 Quand vous dites « mis à l’écart de ses fonctions », vous voulez dire qu’il est viré ? demande un employé.

 Eh bien, euh, c’est-à-dire que, balbutie Fred.

Voyant son fils hésiter, Jean-Pierre Dutellier prend la parole.

 C’est tout à fait ça, M. Cortet a été licencié, lance-t-il en se levant.

 Mais pour quel motif ?

 Il a eu un comportement qui va à l’encontre des valeurs de l’entreprise.

Cette explication laisse l’assistance dubitative.

 Excusez-moi, monsieur, mais avec votre fille et Florian hors-jeu, c’est deux des personnes les plus importantes de l’entreprise qui sont absentes. Ça fait beaucoup en peu de temps et ça apparaît comme handicapant pour l’avenir.

 Je comprends votre inquiétude. J’ai eu, moi aussi, à gérer une entreprise par le passé et s’il y a bien une chose que j’ai apprise, c’est qu’une société, ce n’est pas seulement un ou deux individus qui la font avancer, mais un ensemble de personnes. Si tout le monde tire dans le même sens, nous traverserons cette période difficile sans le moindre problème, vous pouvez me faire confiance ! Je ne vous dis pas que ce sera facile, il va y avoir plus de travail pour tout le monde pendant un temps, mais chacun sortira grandi de cette épreuve. Je croise les doigts pour que ma fille se réveille très vite et une fois qu’elle sera de retour, quand elle verra que vous n’avez rien lâché durant son absence, elle sera fière et ça resserrera les liens entre chacun d’entre vous !

L’intensité mise par Jean-Pierre Dutellier dans son laïus semble porter ses fruits et apaiser certaines inquiétudes. Seule Shama affiche une mine renfrognée, car elle ne digère pas le licenciement de Florian. Elle ne préfère cependant pas exposer son avis devant tout le monde pour éviter un scandale, d’autant plus qu’elle est l’une des rares personnes à connaître la vérité.

Durant la journée, Shama surprend une discussion entre plusieurs de ses collègues.

 Ça te semble pas bizarre tout ça ? L’accident de la patronne est arrivé juste après l’annonce de sa relation avec Florian.

 Et il se fait virer dans la foulée !

 Ouais, t’as raison, y a une couille dans le potage. À mon avis, Florian n’est pas étranger à cet accident, ils ont dû s’engueuler et elle a pété un câble !

 Ou bien son frère et son père n’étaient pas d’accord avec cette relation, et c’est pour ça qu’ils l’ont viré !

 Ou alors il l’a fait cocu et elle ne l’a pas supporté !

Fatiguée d’entendre tout et n’importe quoi, Shama intervient.

 Non mais sérieux, vous vous entendez parler ? On dirait des vieilles commères dans un salon de coiffure ! Vous ne savez rien et vous balancez que des conneries !

 Puisque t’as l’air d’en savoir plus que nous, ben vas-y, raconte, alors !

 J’ai pas dit que j’en savais plus que vous, mais à défaut d’en savoir plus, au moins, je ne raconte pas n’importe quoi !

 Et qu’est-ce que ça peut bien te foutre, après tout ? On a quand même bien le droit de débattre entre nous, non ?

 Non, mais laisse, elle a les nerfs parce que son Florian chéri n’est plus là pour qu’elle puisse aller minauder dans son bureau. Peut-être même que t’es jalouse que la patronne ait mis le grappin dessus !

 Bande d’abrutis ! maugrée Shama.

 Si ça se trouve, c’est même toi qui as trafiqué la bagnole du boss pour te venger !

Elle s’apprête à se jeter sur l’auteur de cette invective quand Fred arrive.

Qu’est-ce qu’il se passe ici ? lance-t-il en rentrant dans le bureau.

Shama s’arrête net, mais continue de fusiller son collègue du regard. Elle serre tellement les poings que les jointures de ses doigts en deviennent blanches.

 Rien du tout, on ne faisait que discuter, c’est tout, répond l’un des collaborateurs.

 Remettez-vous au travail, s’il vous plaît. Vu la situation actuelle, personne ne doit en manquer.

Shama sort du bureau en grognant.

 Shama, venez avec moi, s’il vous plaît, l’interpelle Fred.

 Avec plaisir, marmonne-t-elle.

Ils se rendent tous les deux dans le bureau de Jenny, que Fred s’est approprié.

 Il y a un souci avec vos collègues ? l’interroge-t-il en s’asseyant.

 Non, aucun. Par contre, j’ai un souci avec le fait que Florian ne soit plus là ! répond-elle du tac au tac.

 Écoutez, Shama, je sais que vous êtes proche de Florian et de ma sur, mais vous ne connaissez pas toute l’histoire.

 Alors là, détrompez-vous ! J’étais avec Jenny quand elle a reçu le mail, j’ai vu son visage se déliter avant qu’elle ne parte, complètement paniquée. J’étais aussi avec Florian quand il a vu la vidéo ainsi qu’au moment où vous l’avez appelé pour lui annoncer l’accident et je l’ai aussi vu se décomposer !

 J’espère que vous n’avez pas raconté tout ça aux autres !

 Je ne suis pas une idiote !

 Bien, pour le reste, ça ne vous regarde en rien.

 Bien sûr que ça me regarde, tout comme ça regarde toutes les personnes qui travaillent ici ! Florian connaît le fonctionnement de l’entreprise sur le bout des doigts et, sauf votre respect, il le connaît bien mieux que vous !

Fred lance un regard noir à Shama.

 Et je ne comprends pas non plus pourquoi c’est votre père, qui, soit dit en passant, ne fait même pas partie de la société, qui s’est permis de le virer ! ajoute-t-elle.

 Cette décision me revient.

 C’est des conneries ça ! S’il n’avait pas volé à votre secours lors de la réunion, vous n’auriez même pas su justifier le licenciement !

Fred bondit de sa chaise. S’il ne la connaissait pas trop, voilà qu’il découvre Shama, son obstination ainsi que son sens de l’observation.

 Bon, maintenant ça suffit ! Si mon père n’était pas présent, ni vous ni moi ne serions là, car c’est grâce à lui que ma sur et moi avons pu créer cette société ! s’emporte-t-il.

 Ça lui donne donc le droit de virer qui il veut pour n’importe quelle raison ?

 Oui, effectivement, ça lui donne ce droit-là, que ça vous plaise ou non !

 Et vous êtes d’accord avec cette décision ?

 Je n’ai pas à être d’accord, je l’accepte, comme vous devez l’accepter, un point, c’est tout !

 Mais c’est votre boîte, pas la sienne ! tonne-t-elle, déjà que Florian souffre de voir Jenny sur le fil du rasoir, il a fallu que vous en rajoutiez une couche en le virant ! Cette décision est injuste !

 Ce n’est peut-être pas moi qui l’ai licencié, mais je peux m’en occuper pour vous, donc ne me poussez pas à bout ! la prévient-il.

 Ben allez-y, faites-vous plaisir ! Je serais bien curieuse de savoir comment vous le justifieriez aux autres ! Probablement avec un beau discours, comme celui de votre père !

Fred prend sur lui pour éviter une bêtise. En toute autre circonstance, il aurait déjà imprimé une belle lettre de licenciement dédicacée pour l’insolente qui ose lui tenir tête, mais ce n’est pas la bonne solution. Il sait qu’elle a raison, l’explication pour Florian est passée au forceps. Si Shama venait à sauter à son tour, un vent de panique, qui mettrait l’entreprise dans une position bien plus périlleuse qu’elle ne l’est déjà, se mettrait à souffler.

 Shama, j’ai conscience que la situation est difficile, mais malgré tout, je dois m’efforcer d’être là pour faire tourner la société. Il est clair que la présence de Florian aurait été bien plus simple pour ça, mais il n’est pas là, et croyez bien que j’en suis désolé.

 Donc, vous reconnaissez que Florian n’avait pas à être viré ?

Ce n’est pas dans ses habitudes d’avouer qu’il a tort, mais là, Fred n’a pas le choix s’il veut que l’Indienne devienne plus coopérative.

 Oui, effectivement, cette sanction est sans doute excessive. Mon père l’a prise sous le coup de l’émotion, mais d’ici quelques jours, je reparlerai de tout ça avec lui pour l’inciter à revenir sur sa décision. Ça vous va ?

 J’imagine que c’est mieux que rien, souffle Shama.

 En attendant, est-ce que je peux toujours compter sur vous ? demande Fred en se rasseyant.

 Vous pouvez, mais vous me promettez de parler rapidement à votre père pour Florian, on est d’accord ?

 Je vous le promets !

Shama tourne les talons et s’apprête à sortir.

 Euh, Shama, à tout hasard, vous ne connaîtriez pas le mot de passe de l’ordinateur de ma sur ?

 Non, désolé. Dommage, la seule personne qui connaissait son mot de passe a été virée, répond-elle en esquissant un sourire avant de sortir du bureau.

Fred grince des dents. Avoir accès à l’ordinateur de Jenny faciliterait grandement son travail. Après quelques secondes d’hésitation, il décroche son combiné.

« Oui ? »

 Salut Florian, c’est Fred.

« Oh, salut Fred. »

 Désolé de te déranger, je sais que tu n’as pas trop la tête à ça, mais j’aurais besoin du mot de passe de l’ordinateur de Jenny, s’il te plaît. Shama m’a dit que tu le connaissais.

« Euh oui, bien sûr, c’est 20022017. »

 Ah, super, merci. À quoi ça correspond cette série de nombre ?

« Je ne sais pas, désolé. »

Florian ment, il sait d’où vient ce mot de passe. Il correspond à une date, celle du 20 février 2017, le fameux jour où il a couché avec Jenny pour la toute première fois, dans son bureau. Pour elle, c’est ce jour-là qu’a réellement commencé leur relation, mais il se voit mal l’expliquer à Fred.

 D’accord, ce n’est pas important de toute façon. Merci encore en tout cas.

« De rien. »

 Euh, Florian ?

« Oui ? »

 Par rapport à ton licenciement, je suis désolé. Mon père ne m’en avait rien dit et sur le moment, je n’ai pas voulu le contrarier en m’y opposant, mais je lui parlerais bientôt pour le faire revenir sur sa décision, tu as ma parole.

« C’est gentil, Fred, mais ne t’inquiètes pas pour ça. Je t’avoue que pour le moment, je n’ai pas trop la tête à autre chose qu’à Jenny. »

 Je me doute, mais je tenais quand même à te le dire.

« C’est sympa, merci. »

 Bien, à plus tard alors.

« À plus tard, Fred. »

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