Eu égard à cette matinée horrible, Shama s’attendait à subir un après-midi au moins aussi pourri, mais il s’avère que non. Elle n’a pas revu Timothé, ce qui a suffi à son bonheur. Il a sans doute dû rester dans son bureau à se repasser en boucle les souvenirs des joyeusetés offertes par sa collègue dévouée.
En fin de journée, elle rentre chez elle.
Une fois arrivée, elle enlève rapidement sa veste et jette son sac à main au sol. Elle veut vite se laver car si elle va voir David maintenant, il y a des chances pour qu’il tique à cause du fumet assez particulier qu’elle dégage. Une odeur de sexe lui colle à la peau depuis ce midi et elle n’a pas envie de tenter le diable en se promenant dans toute la maison comme si de rien n’était.
Bonsoir chéri, je vais me doucher ! lance-t-elle de loin à son homme assis dans le canapé, en train de regarder la télé.
Il ne lui répond pas, mais elle n’y prête pas attention. Elle grimpe les marches deux par deux et s’enferme dans la salle de bains.
Dès qu’elle se place sous la fine pluie tiède, elle pousse un interminable soupir de soulagement, comme si l’eau lui retirait un énorme poids. Elle se débarrasse un par un les multiples foyers de tension foisonnant en elle et respire à pleins poumons la douce odeur de son gel douche. Elle se nettoie soigneusement la zone anale, mais sans insister plus que ça. Inutile de faire du zèle puisque de toute manière, les chances pour que David réclame ses faveurs sont proches du zéro absolu, ce qui, une fois n’est pas coutume, l’arrange bien. Elle a eu sa dose de sexe pour aujourd’hui et elle n’a pas envie de se vautrer à nouveau dans le stupre au risque d’avoir des résurgences de sa matinée avec Timothé.
Sur le point d’en voir le bout, elle a l’impression tenace que cette journée ne va jamais se finir ; il s’est passé environ dix heures depuis qu’elle est partie de chez elle ce matin, dix heures ressenti vingt, minimum. Elle n’a qu’une envie maintenant : se détendre. Elle enfile des habits légers puis rejoint son homme ; il n’a pas bougé depuis tout à l’heure. Shama passe par la cuisine pour se servir une boisson fraîche.
Tu veux un truc à boire ? lui crie-t-elle en ouvrant le frigo.
Aucune réponse. Elle attrape une bouteille et se rend dans le salon.
David ? Je t’ai posé une question !
Il tourne alors la tête vers elle.
Moi aussi j’ai une question à te poser, dit-il avant d’éteindre la télé.
Il prend son téléphone, pianote dessus quelques instants, puis le tend à sa petite amie. Ce qu’elle voit à l’écran la paralyse instantanément. Une sensation de froid la submerge avant d’être remplacée par une intense chaleur l’envahissant jusqu’aux tréfonds de son corps.
La petite vidéo qui s’anime sous ses yeux ne représente ni plus ni moins que Timothé en train de la prendre. La captation étant assez lointaine, le son n’est pas très fort, mais on l’entend néanmoins gémir grâce aux ruades de son partenaire. Elle qui voulait oublier ce moment à tout jamais, elle replonge les deux pieds dedans. Et c’est même pire, elle se voit prendre du plaisir, ce qu’elle trouve encore plus dérangeant.
Elle relève ses yeux vers David. Il la regarde avec un air maussade et, après avoir éteint le téléphone, elle le jette sur le canapé, près de lui.
Tu m’espionnes, c’est nouveau ?
Disons que j’ai trouvé bizarre la réflexion que tu m’as lancé l’autre fois, comme quoi ça ne te dérangerait pas si je voyais d’autres femmes. Je me suis dit que si tu m’avais balancé ça, c’était sans doute parce que de ton côté, tu ne te gênais pas pour aller voir ailleurs. Vu qu’hier soir, j’ai refusé de baiser, quand tu m’as appelé pour annuler notre déjeuner, j’étais sûr que c’était pour aller te soulager avec un autre, et je ne me suis pas trompé.
Et voilà, ce fameux jour que Shama redoutait le plus est arrivé. L’horizon des événements a été franchi et il n’y a plus de retour en arrière possible.
Bien vu, Sherlock, je me rends ! finit-elle par dire en levant les mains en l’air.
Comment t’as pu me faire ça
Coucher avec un autre homme que toi, tu veux dire ? C’est ça qui te gêne ?
On appelle quand même ça « tromper ».
Ah bon ? Quand tous tes potes me passent dessus les uns après les autres avec ta bénédiction, ça ne te perturbe pas, pourtant !
Ne mélange pas tout, Shama, c’est différent, ça reste dans le cadre d’un jeu sexuel consenti.
Un jeu sexuel qu’on n’a plus fait depuis belle lurette, tout comme quoi que ce soit de sexuel, d’ailleurs !
Ça ne te donnait pas le droit de me faire cocu pour autant ! tonne-t-il.
Une forme de fatalisme s’empare de Shama et elle se met alors à sourire, presque à rigoler, même.
C’est bon, t’as eu ce que tu voulais, t’es content ? dit-elle.
Comment ça ?
Ça fait des semaines et des semaines que tu te creuses la cervelle pour trouver une raison valable d’arrêter notre relation, vu que t’es pas fichu d’assumer que tu ne veux plus de moi. T’avais pas envie que ça vienne de toi, donc t’as patiemment attendu un faux pas de ma part.
Mais pas du tout voyons qu’est-ce qu’est-ce que tu racontes, marmonne-t-il.
Je vais te faire un cadeau, David, je vais encore la bétonner, ta précieuse raison. Ce que tu as vu cet après-midi, ce n’est que la partie visible de l’iceberg. Je couche avec tout un tas d’autres mecs, et ce depuis très longtemps, tout simplement parce que j’aime ça, j’aime le sexe, j’aime avoir de multiples partenaires, c’est comme ça.
David est surpris, il ne s’attendait pas à ce que Shama soit aussi cash.
Donc oui, effectivement, on peut dire que je t’ai trompé. Je plaide coupable, monsieur le juge, je ne suis qu’une traînée ! J’assume, je suis la seule et unique responsable de la fin de notre couple, c’est ça que tu voulais entendre ? Eh bien voilà, c’est dit ! Maintenant que c’est clarifié, est-ce que tu peux me donner la VRAIE raison pour laquelle tu ne veux plus de moi ?
Les yeux de Shama se plissent et se remplissent de larmes.
Pitié, David, continue-t-elle en sanglotant, j’ai besoin de savoir !
Il baisse la tête en soupirant.
J’ai envie d’autre chose, tout simplement, j’ai envie d’une relation, disons plus standard. Les soirées SM, les partouzes, les baises musclées à force, je commençais à saturer, mais de ton côté, je voyais bien que tu n’avais pas du tout envie de passer à autre chose.
C’est pourtant grâce à toutes ces choses-là qu’on s’est rencontré et que ça a fonctionné entre nous.
Je sais, mais mes envies ont évolué.
Pourquoi tu ne m’en as pas parlé ?
Tu étais tout le temps demandeuse de ça, sans arrêt. Quand j’essayais de te le dire, tu prenais la mouche en imaginant que je ne te désirais plus ! C’était flagrant que de lever le pied, c’était hors de question pour toi. Du coup, je me suis dit qu’en me refusant à toi, tu finirais peut-être par comprendre, mais ça n’a pas été le cas.
Shama fixe David en silence, quelques larmes se frayant un chemin pour couler le long de ses joues.
Rassure-toi, j’ai mis le temps, mais maintenant, j’ai compris, souffle-t-elle. Je suis désolé de ne plus correspondre à ce que tu attends.
Elle monte dans la chambre et attrape un sac pour le remplir avec toutes les fringues qui lui tombent sous la main, sans vraiment les choisir.
Je ne te mets pas dehors, tu peux rester le temps de te retourner, lui dit David qui l’a rejoint.
Je préfère m’en aller. Je passerai prendre le reste de mes affaires plus tard, répond-elle en bouclant sa valise.
Tu vas aller où ?
T’inquiète pas pour moi.
Elle sort de la maison et balance son bagage sur la banquette arrière de sa voiture, puis elle part, sans jeter le moindre coup d’il à l’endroit qu’elle quitte.
La pluie s’est remise à tomber aussi fort que ce midi, mais ce n’est pas à cause de ça qu’elle s’arrête sur le bas-côté, quelques centaines de mètres plus loin. Elle ne peut plus se retenir et éclate en sanglots. Shama est une femme forte, solide, mais l’accumulation de toutes les épreuves vécues aujourd’hui l’ont achevé. Sa responsabilité est clairement engagée, elle le sait et c’est sans doute ça qui est le plus compliqué à digérer, car elle aurait pu éviter que les choses ne finissent ainsi.
Elle s’est laissée mener par ses pulsions sexuelles, sans réfléchir aux conséquences qu’elles pourraient avoir. Ça l’excitait de chauffer ses collègues, de les imaginer en train de bander grâce à elle et même de la baiser. Alors que pendant longtemps, personne ne s’en préoccupait, elle a décidé de sexualiser son image à outrance, se faisant désirer bien au-delà de simples sous-entendus gentillets ou autres choses flirtant avec le politiquement correct. Positions suggestives sans sous-vêtements, regards obscènes, relations sexuelles dans les locaux avec tous les risques que cela comporte, etc. Tout ça a conduit Timothé à profiter de la situation pour mettre la main sur ses attributs qu’elle a si souvent affiché ostensiblement aux yeux des autres. Si elle n’avait pas poussé la provocation aussi loin, il n’aurait peut-être pas osé marchander ses faveurs. Tout comme si elle avait réfléchi en pensant à autre chose qu’à ses désirs libidineux extrêmes, elle aurait remarqué le changement de cap de David.
Mais n’a-t-elle vraiment rien vu ou bien a-t-elle préféré faire comme si de rien n’était et continuer à marcher tout droit vers le bord du précipice en sifflotant ? La bonne réponse est la seconde, évidemment. Comme une grande, Shama a initié sa chute depuis des lustres et aujourd’hui, elle s’est écrasée lourdement au sol. Elle se calme assez pour reprendre la route et se rendre dans le seul endroit qui lui vient à l’esprit.
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Il est 22 heures passées quand Camille rentre chez elle en galante compagnie. Au moment où elle allume la lumière, elle pousse un cri d’effroi en voyant quelqu’un roulé en boule dans un coin de son canapé.
Shama ? C’est toi ? demande-t-elle en écarquillant les yeux.
L’Indienne relève mollement la tête ; elle a les yeux rougis et les joues moites des larmes qui ne cessent de couler.
Euh, tu veux bien aller m’attendre dans ma chambre, s’il te plaît ? Dit Camille à son partenaire.
T’es sûre que ça va aller ? s’inquiète-t-il.
Oui oui, t’en fais pas, c’est une amie. Vas-y, je te rejoins tout à l’heure.
Il s’éclipse et Camille rejoint Shama.
Qu’est-ce qui t’arrive, ma belle ? l’interroge-t-elle en passant un bras autour d’elle.
T’as un nouveau mec ? Félicitations ! se contente-t-elle de répondre.
C’est pas mon mec, juste un plan cul.
Tu as un plan cul maintenant ?
Oui, la petite expérience de la dernière fois, avec ton pote et toi, m’a décidé à en profiter un peu.
T’as bien raison, fais-toi plaisir.
Bon, et toi alors, pourquoi tu pleures comme ça ?
Shama reste silencieuse.
Allô ? Shama ?
David et moi, on n’est plus ensemble, finit-elle par avouer.
Oh merde, qu’est-ce qu’il s’est passé ?
Ne m’en veut pas, mais j’ai pas trop envie d’en parler.
Je comprends, ce n’est pas grave. Tu veux que je renvoie mon plan cul chez lui et que je reste avec toi ?
Non, surtout pas ! C’est gentil de ta part, mais ça va aller.
T’es sûre ?
Oui oui, répond-elle en s’efforçant de dessiner un sourire qui tienne la route.
Ben tiens, s’exclame soudainement Camille, pourquoi tu viendrais pas t’amuser avec nous ? Je suis certaine qu’il ne dirait pas non à un plan à trois !
Euh, merci, mais non.
Vraiment ? Tu m’as toi-même dit qu’il n’y avait rien de mieux qu’un bon plan cul pour se remettre d’une rupture, et c’est vrai !
Ouais, mais là, c’est encore un peu frais et je n’ai carrément pas envie du tout.
Bon, OK, comme tu veux. Écoute, tu peux rester dormir ici tant que tu voudras, y a pas de soucis.
C’est gentil, Camille. Dès demain, je vais me chercher un appart’.
Rien ne presse, prends tout ton temps.
Merci.
Par contre, on risque de faire euh un peu de bruit, précise Camille d’une petite grimace gênée.
T’en fais pas pour ça, je suis crevé et je ne vais pas tarder à m’endormir. Et puis j’ai le sommeil lourd, donc vous pouvez vous lâcher.
Bon, ça va alors !
Allez, va le rejoindre !
D’accord. N’hésite pas à venir me voir si tu as le moindre problème, OK ?
Promis.
À demain, Shama, dors bien.
Merci, à demain. Et amuse-toi bien !
Camille sourit puis va rejoindre son amant. De son côté, Shama met ses chaussures, puis elle reste assise à attendre, dans le noir. Au moment où elle commence à entendre de petits pépiements provenant de la chambre de son amie, elle prend son sac et sort en silence de l’appartement. Elle n’a clairement pas la force de supporter le moindre bruit à caractère sexuel pour le moment. Demain, elle enverra un message à Camille pour s’excuser de ce départ anticipé.
Une fois dans sa voiture, elle se dit que son habitacle sera bien suffisant pour cette nuit et elle roule jusqu’à trouver un petit coin tranquille où elle se gare. Shama penche son siège au maximum pour s’allonger. Le vacarme de la forte averse est rapidement remplacé par le petit crépitement d’une pluie fine. Bercée par ce son, elle ferme les yeux pour essayer de s’endormir et mettre enfin un terme à la pire journée de sa vie.