À l’heure de se coucher, au moment de se faire la bise et de se souhaiter une bonne nuit, Noëlla est, l’espace d’un instant, tentée d’embrasser Patricia.
Les colocataires ont passé une partie de la soirée à se caresser les seins et à se masturber avant de décider de ne pas en parler, l’une comme l’autre ayant choisi de se convaincre que tout cela était d’une si parfaite banalité que ces gestes portaient si peu à conséquence et trahissaient tellement peu de chose sur la nature profonde de leurs désirs, et qu’ils ne méritaient même pas d’être mentionnés. Pourquoi, alors, ce penchant, de la part de la jeune femme rousse ? Pourquoi cette tentation d’aller chercher les lèvres de son amie ? L’interrogation la stoppe dans son élan et elle renonce à son projet, camouflant son embarras derrière un rire.
Pourquoi tu te marres, je peux savoir ? demande Patricia.
Tellement pour rien, si tu savais.
Chacune de son côté, elles ne sont animées que par une seule certitude : quoi que signifient leurs échanges de ces derniers jours, cela ne change pas le fait qu’elles sont toutes deux hétérosexuelles à 100%. Rassurées par ce constat, elles trouvent vite le sommeil, même si l’une comme l’autre connaît ensuite un sommeil agité par des rêves troublants dont elles ne se souviennent plus au petit matin.
Cela dit, la ferme conviction que rien dans leur attitude n’est de nature à remettre en question leur identité ou leurs goûts en matière de sexualité, cette évidence que tout ce qu’elles ont partagé n’était qu’un jeu sans conséquence leur permet le lendemain matin de s’asseoir face à face à la table du petit-déjeuner et de boire leur café sans gêne ni interrogations lourdes de sens.
Oui, en voyant Patricia prendre place devant elle, Noëlla ne peut pas s’empêcher de s’imaginer ses seins sous sa robe de chambre. Mais c’est normal, après tout: elle les a vus de très près, quelques heures auparavant. Et puis Patricia, de son côté, juge tout à fait banal de se remémorer la texture ferme des tétons de Noëlla sous sa langue, tandis qu’elle déguste une framboise issue de son bol de muesli bio. Rien de spécial à signaler.
Mais les idées sont comme les bulles dans l’océan : elles finissent toujours par remonter à la surface. Aussi, Noëlla, au bureau, entre deux feuilles de calcul, est surprise par une image qui s’impose dans son esprit, une image d’un réalisme embarrassant et dont elle n’arrive pas à se défaire une fois qu’elle a surgi de son inconscient : celle de sa bouche collée contre la bouche de Patricia. Elle a beau lutter, regarder par la fenêtre, se concentrer sur son travail, regarder des photos de chatons sur Instagram, elle échoue à laver cette pensée de son cerveau, qui s’incruste comme une tache récalcitrante.
Après des heures à gamberger, elle n’y tient plus. Tremblante, sans trop savoir ce qu’elle fait, elle se précipite dans les toilettes, empoigne son smartphone, et compose un message à l’attention de Patricia:
J’ai envie de t’embrasser, je crois, suivi d’un petit émoji qui cligne de l’il en tirant la langue.
Elle hésite…regarde le texte s’afficher sur son écran, réfléchit, rougit, puis confuse, efface le message sans l’envoyer. Elle sort de la cabine de toilettes en éclatant d’un gros rire nerveux qui attire l’attention d’une de ses collègues qui vient d’entrer. Quelle grosse blague, tout ça ! C’est vraiment n’importe quoi…
Le soir, alors qu’elles sont toutes deux rentrées du travail, elles se tournent autour un moment sans trop oser se parler, en dehors de choses futiles.
Puis, contrairement à la veille, c’est au tour de Patricia d’approcher Noëlla avec une idée en tête, fruit de vingt-quatre heures de sensuelles cogitations. Elle retrouve cette dernière dans la cuisine, alors qu’elle essuie la vaisselle. Elle lui effleure l’épaule, sans dire un mot, afin de lui faire lâcher ses plats. Alors que la jolie rousse se retourne, elle se plante devant elle, face à face, trop près sans doute, en tout cas pour une conversation ordinaire…
Leurs regards s’arriment l’un à l’autre. Il y a un instant de flottement inconfortable pendant qu’elle cherche ce qu’elle va lui dire.
Au travail, elle n’a pas réussi à penser à autre chose qu’à ses retrouvailles avec sa colocataire, et elle sait ce qu’elle a envie de lui demander, même si les mots, au moment de les prononcer, se dérobent :
Ne va pas…euh…mal interpréter les choses, mais les deux derniers soirs m’ont rendue curieuse…
Les yeux verts de Noëlla scintillent : "Oui ?"
Oui et euh…hésite la petite brune. "Je me posais la question, tu réponds ce que tu veux, hein, il n’y a pas d’obligation…Ça te dérangerait beaucoup qu’on s’embrasse ? Sur…sur la bouche ?"
Avant même qu’elle ait eu le temps de prononcer la dernière syllabe, elle sent la bouche de Noëlla se coller contre la sienne, comme aimantée. Elle la trouve tiède et douce. Il n’y a eu aucune hésitation : vite, elle a foncé sur elle, ses lèvres se posant contre les siennes, avec légèreté d’abord, encore un peu de retenue, pas loin d’un baiser d’adolescentes.
Elle s’éloigne à nouveau, un tout petit peu, quittant les lèvres qui l’ont accueillie afin de jauger son amie en la regardant au fond des yeux. Elle n’y lit nulle objection, au contraire – dans ces pupilles écartelées, elle perçoit une envie qu’elle est pressée de satisfaire. Alors elle répond à cette invitation. Avec un petit bruit de suçotement, elle s’insinue dans sa bouche en l’écartant de ses lèvres, y léchant l’émail de ses dents. C’est moite, c’est tendre, c’est dingue: le genre de baiser qu’on réserve à un amant, et qui dépasse de loin le cadre de la simple expérimentation curieuse…
Heureusement qu’on est toutes les deux hétéros.
Elles rient; mais brièvement; parce qu’elles ont trop hâte de s’y remettre.
Patricia prend la bouche impatiente de sa copine. Le goût sucré de leurs souffles se mélange. Délicieusement, leurs lèvres se découvrent, se collent, s’absorbent.
Cela n’a rien de parfait : elles sont inexpérimentées, un peu craintives. Patricia n’a embrassé qu’une seule copine avant cela, une cousine. Noëlla n’a jamais roulé une pelle à une fille de sa vie. Mais cela ne compte pas, elles n’y pensent même pas : leurs langues s’agitent, s’entortillent l’une dans l’autre. La curiosité gomme les tâtonnements. Et puis de toute manière, elles refusent de voir cela comme autre chose qu’un jeu parfaitement innocent.
Pourtant, de la salive est échangée, des haleines se mêlent, leurs mains se posent un peu partout, froissant tous les vêtements sur leur passage. De plus en plus remuées, elles sentent que le baiser qu’elles partagent fait naître une émotion entre leurs cuisses, dont elles ont de plus en plus envie de s’occuper. Elles perdent un peu la tête et ne cherchent pas vraiment à la retrouver…
Pourtant, Patricia surprend Noëlla en la repoussant, d’un geste un peu brusque. Le fil de salive qui relie leurs bouches s’étire et finit par rompre, laissant la rouquine vexée et frustrée. Mais elle comprend vite le but de la manuvre quand elle voit Pat se trémousser pour retirer aussi vite que possible son pantalon. Il est moulant, mais elle y parvient et celui-ci chute autour de ses chevilles. Sans perdre une seconde, elle franchit l’élastique de sa petite culotte, puis enfonce ses doigts dans son sexe collant.
Impudique, elle se touche, darde en direction de sa copine un regard de défi, sourit, puis s’apprête à l’embrasser à nouveau, mais Noëlla, incapable de formuler une objection à haute voix parce qu’elle respire par saccades, veut se masturber elle aussi. En un geste nerveux, elle défait la fermeture éclair arrière de sa jupe et tire sur le vêtement jusqu’à ce qu’elle s’en débarrasse.
Voilà. Patricia plaque sa coloc sans ménagement contre la porte du frigo. Cela fait un bruit creux. Elle repart à l’assaut de sa bouche, avec davantage de voracité qu’auparavant.
A présent, leurs visages sont soudés l’un à l’autre dans un baiser qui produit des bruits de succion mêlés à des gémissements presque silencieux. Chacune a une main dans sa culotte; l’autre allant s’aventurer, espiègle, sous les vêtements, sur la dentelle du soutien-gorge, sur l’arrondi des fesses.
Tout cela bascule franchement dans la folie.
Sans jamais décoller leurs bouches emboîtées où s’ébattent leurs langues malicieuses, elles s’enivrent de cette nouvelle masturbation en tandem, de leurs phalanges enfoncées entre leurs cuisses parmi leurs lèvres luisantes qui, à chaque effleurement autour des replis ruisselants de leurs sexes, les fait progresser de plus en plus loin le long d’un chemin d’extase où elles choisissent de s’égarer, toujours un peu plus profondément, la respiration toujours plus rauque et hachée, la peau qui devient presque douloureuse à force que le plaisir la fragilise, la chair de poule, les jambes qui se dérobent, les vêtements qui se froissent, les cheveux défaits, salés par la sueur, et bientôt des halètements, des gémissements qui ressemblent à des appels, alors qu’elles sentent toutes deux que désormais elles ne peuvent plus reculer.
Un bonheur chaud et humide croît en elle comme une boule dans le ventre, un soleil de débauche qui embrase le corps lubrique de chacune des deux filles, bouleverse leur organisme, remonte chacun de leurs nerfs incandescents vers leur cur qui s’effarouche, cognant de plus en plus dur, prêt à lâcher, jusqu’à ce qu’elles ne puissent plus rien contrôler; jusqu’à ce que…
Frappée, la première, par l’orgasme, Patricia détache sa bouche de celle de son amie, et ses muscles, secoués par un plaisir en saccade, elle chancelle et finit par s’effondrer sur le carreau de la cuisine, où elle est encore longuement agitée de spasmes. Noëlla la suit juste après, glissant le long de la porte du frigo, les sourcils arqués et la bouche en cercle, jusqu’à se retrouver elle aussi à jouir à terre, défaite.
Cet orgasme-là était bien plus intense que ce qu’elles ont coutume de connaître. Elles restent longtemps comme cela, assises dans la cuisine; essoufflées, en sueur, l’épiderme encore grisé de plaisir, à se dévorer des yeux en silence.
Noëlla est la première à recouvrer ses esprits.
Bon ! dit-elle en se relevant et en ramassant sa jupe du bout des doigts. "Tu m’excuses, je file sous la douche en premier, OK ?"
Il n’y avait là aucun sous-entendu, aucune invitation; rien qu’une information délivrée sur le ton de la conversation. Le chapitre qui vient de se jouer ici semble complètement oublié.
C’est ça, donc la vaisselle, c’est pour ma pomme.
Au sujet de leurs baisers, de tout ce plaisir partagé, aucun mot ne sera échangé. La soirée se déroule de la plus banale des manières: l’une regarde la télé, l’autre lit un bouquin.
Plus tard, lorsque chacune regagne son lit, elles enfouissent bien profond les implications de leurs actes. Qu’il est agréable de pouvoir compter sur la douce complicité d’une amie sincère, pensent-elles simplement ! Et tout cela, se disent-elles, est sans arrière-pensées, ce qui est encore mieux…