La porte refermée sur l’effervescence de la salle des délibérations, la blonde donnait l’impression de reprendre ses esprits dans le silence studieux de la pièce à peine troublé par le tic-tac répétitif d’une pendule à balancier rescapée de la préhistoire, au moins du milieu du 20ème siècle. Les agents rédactionnels se succédaient, la relique demeurait en place comme le symbole d’une époque révolue, quand les piles de mémos rédigés à la main encombraient l’espace.
Après trois années à uvrer au sein du service correction d’une maison d’édition dont je tairai le nom, j’avais enfin une pièce à moi. Il ne s’agissait pas d’un véritable bureau avec mon patronyme sur la porte, mais le changement était appréciable. La correction dans l’édition ne se borne pas à vérifier la grammaire, la conjugaison ou la syntaxe, mon rôle était de fluidifier le récit ; je m’explique :
L’écriture demande énormément de temps ; or, un auteur ne peut humainement pas se mettre au travail devant son clavier avec le même état d’esprit pendant des mois, voir des années, la limpidité s’en ressent, comme des microcoupures hachent le visionnage d’un film. Mon boulot consistait à gommer les imperfections du mode narratif.
Restructuration oblige, cette tâche fut confondue avec la syntaxe en milieu d’année 2018. Quant à moi, et un collègue dans le même cas, je me réveillai affublée du titre pompeux d’aide rédactionnelle avec un bel avantage, la possibilité d’effectuer le plus gros du travail chez moi ; mais avec un sacré inconvénient, les risques d’être dérangée par un coup de fil de l’auteur n’importe quel jour à n’importe quelle heure.
Ce jour-là, donc, une écrivaine dont plusieurs titres figuraient dans notre catalogue se lançait dans un exercice différent qui requérait quelques connaissances d’ordre privé. Mon implication dans la communauté lesbienne parisienne de notoriété publique, son agent fit appel à mes services.
D’emblée, je me sentis évaluée par le regard noisette incisif ; la femme de 47 ans, au charme certain à défaut de réelle beauté, possédait de l’assurance à revendre. Ses trois romans d’aventure édités chez nous trahissaient cette fermeté de caractère, d’ailleurs ; à se demander si je pouvais vraiment lui apporter un soutien quelconque. Enfin ! J’étais payée pour m’occuper de ce projet.
Anne, nous l’appellerons ainsi, avait enseigné la littérature classique à la Sorbonne pendant quinze ans. Mariée à un homme qui aurait pu être son père, mère d’un garçon désormais assez grand pour se débrouiller seul, elle se complaisait dans un quotidien qui portait bien son nom, jusqu’à « la rencontre », celle à ne jamais faire selon ses propres mots, aux conséquences dévastatrices.
Inutile d’être titulaire d’un master en communication pour deviner la présence d’une étudiante dans l’amphi, les regards de plus en plus insistants, lourds de sous-entendu, quelques allusions au cours d’un travail dirigé peut-être, un contact provoqué déguisé en hasard, l’envie de passer de l’autre côté du miroir, juste une fois savourer le plaisir de la nouveauté, de l’interdit aussi. Toutefois, l’instinct m’interdisait de céder à la facilité, et j’acceptai de la rencontrer chez elle.
La description des lieux, c’est réservé aux romans ; je me souviens d’un appartement bien entretenu dans le 6ème arrondissement, des étagères chargées de livres, de la photo au mur qui immortalisait l’entrevue avec l’écrivain Gonzague Saint-Bris, spécialiste des biographies historiques, décédé en 2017. En revanche, rien ne trahissait une éventuelle liaison homosexuelle, ni même une relation amoureuse tout court.
Après nous avoir servi à boire, Anne me fit la primeur d’une ébauche sur l’ordinateur de bureau. L’aperçu donna une vision nette de l’ensemble ; davantage que de véritables chapitres, une multitude d’histoires courtes occupaient cinq cents pages en format A4. Une photo incrustée soulignée d’un prénom servait de titre à chacune.
Revenue au début, je me trouvai confrontée à une nana d’une vingtaine d’années nue dans une pose lascive. Sur la suivante, la fille et la position avaient changé, pas le cadre de la chambre. Ce que j’avais imaginé se confirmait, à un détail près ; l’étudiante avait fait de cette femme une accro du sexe lesbien. Elle ne s’en plaignait pas, au contraire. Son souhait était désormais de partager son, ou plutôt ses expériences.
Une lecture en diagonale me donna un aperçu de la première histoire, la rencontre avec L… à la fac, l’attirance soudaine indéniable, le conflit intérieur entre sa culpabilité de prof et l’attrait charnel de la jeunesse, la première fois narrée en détail, sans vulgarité ni complaisance. Anne ne cherchait pas à provoquer, encore moins à exciter le lecteur ; cependant, les effets de style épurés du récit se faisaient sentir. Il me fallait fuir avant de succomber à la tentation.
Je lui demandai de m’envoyer le texte par mail, sans rien promettre d’autre que de le lire. Notre maison n’avait pas de ligne éditoriale érotique, à moi de collaborer avec elle à la rédaction d’un manuscrit capable de passer l’épreuve du comité de lecture si l’idée présentait un intérêt. Mieux valait aussi supprimer les inserts photo pour ne pas fausser mon jugement.
Envoûtée par L…, Anne se mit à fréquenter les lieux de drague réservés aux nanas, d’autres étudiantes se glissèrent dans son lit, des rencontres éphémères qui la poussèrent à démissionner de son poste d’enseignante. Elle avait vécu une cinquantaine d’aventures en six mois, ne couchant jamais deux fois avec la même fille, sauf avec L… certains soirs de solitude, un véritable parcours de sexe-addicte.
Difficile de parler de littérature érotique au sens profond du terme, le récit manquait de l’emphase indispensable à ce genre de prose ; néanmoins, la narratrice savait décrire le trouble particulier à chaque rencontre. Puis, après une rapide évocation de la montée du désir, je plongeai dans le Kamasutra lesbien.
Après une semaine de lecture, je m’appliquai à réécrire la première histoire. C’était trop facile ; le jeu de séduction classique de L… pour s’attirer les faveurs d’Anne aurait inspiré n’importe quel auteur débutant. La seconde se révéla plus ardue tant la matière manquait après l’avoir « nettoyée » de la scène de sexe. Je décidai de reprendre contact, et un rendez-vous fut pris au domicile de l’écrivaine.
Pas question de se mettre au clavier les bras collés comme deux pianistes en duo à la composition d’un best-seller digne d’un prix littéraire, il me fallait cerner le personnage, appréhender ses envies, ses intentions. En premier lieu, je devais savoir si la description des rapports intimes lui tenait à cur. C’était le cas, il était de mon devoir de la prévenir que la maison d’édition rejetterait le manuscrit.
Anne prit la nouvelle plutôt bien, elle me demanda si j’acceptais moyennant finances de l’aider à écrire ce bouquin en parallèle. La situation ne méritait aucune réflexion ; un peu de fric contre le risque d’être virée, sans oublier la remise à plus tard de mon projet personnel ? Pas question. Là encore, la mise sur la sellette de son programme provoqua une réaction mesurée. J’acceptai l’invitation à un dîner au cours du quel on étudierait les différentes options envisageables.
Un auteur a souvent la manie de parsemer son récit de détails tirés de la réalité. Mon truc, ou mon défaut diront certains, c’est l’alcool. À ma décharge, Anne possédait une collection intéressantes de bouteilles. Au fur et à mesure, la conversation bifurqua sur ses aventures indépendamment de l’écriture, le besoin d’entamer un marathon sexuel, la raison de multiplier les partenaires, l’influence de L… dans cette histoire.
Anne acceptait la perte de vigueur du vieux mari, sa propre libido s’étiolait, l’horloge interne sonnait l’heure de la ménopause avec son cortège de désagréments. Quand, deux ans plus tôt, elle ressentit au sens littéral les regards d’une jeune Coréenne en première année de littérature appliquée. Née à Paris de parents réfugiés politiques, elle arrivait en fac à 18 ans et 1/2 des rêves plein la tête.
Dans les romans classiques, un auteur aurait décrit un coup de foudre, la puissance de l’amour naissant. En réalité, Anne ne ressentit rien d’autre qu’une irrésistible pulsion sexuelle, un désir physique. Cette fille n’avait rien d’une beauté transcendante, d’autres étudiantes étaient bien plus mignonnes, ça n’avait aucune importance.
L… lui demanda au lendemain de leur première nuit de coucher avec une amie, puis avec des nanas rencontrées au hasard. Anne accepta sans se poser de question, sans en poser à sa maîtresse. Le sexe devint une drogue dont elle ne voulait pas se défaire. Dans la mesure du possible, son choix se portait sur des novices, des hétéros ; sinon, Anne se rabattait sur des jeunes lesbiennes sans trop d’expérience.
Le départ de L… six mois plus tard ne provoqua aucun drame, l’étudiante abandonna l’ancienne prof, la course au plaisir permanent s’acheva ainsi. Anne, incapable et surtout non désireuse de reprendre sa vie d’avant, demanda le divorce ; le passage de l’autre côté du miroir interdisait le retour en arrière, il n’y aurait plus d’homme dans son lit.
Honnêtement, Anne écrivait mieux qu’elle cuisinait. Par contre, elle savait choisir les vins. On resta un moment sur le canapé à discuter devant quelques verres, puis à flirter devant plusieurs autres. Sa bouche exhalait les senteurs boisées d’un grand cru, la légère ébriété appelait à une ivresse différente. Les sens exacerbés, peu m’importait de devenir l’héroïne d’un énième chapitre des aventures d’une quinquagénaire allumée.
Je garde en mémoire le corps ferme malgré les années, les petits seins tendus aux tétons gonflés, le ventre durci par le désir, le triangle peu fourni de poils blonds, le rose nacré des chairs tendres, l’antre profond humide de cyprine. On s’accorda un premier plaisir du bout des doigts, les yeux grands ouverts sur le spectacle de notre abandon, un apéritif sensuel.
Puis elle m’entraîna dans une chambre au pas de course, on ressemblait à des ados pressées de se mettre à l’abri d’un éventuel retour des parents. Si seulement mes fesses pouvaient ressembler aux siennes à son âge… On passa aux choses sérieuses, affamées l’une de l’autre. Le bonheur fut long à venir, cette fois, le retour à la réalité aussi. Après deux nouvelles étreintes dans la nuit, je me levai éreintée, le sexe fermé à toute sollicitation.
Il n’y eu aucune allusion à nos débordements au cours du petit-déjeuner, ni plus tard. Il m’arrive de croiser Anne qui travaille actuellement sur un roman d’espionnage, on se salue d’une poignée de main comme de vagues connaissances. Le projet d’écriture érotique est oublié d’après ce que j’en sais ; du moins en ce qui la concerne. Par contre, d’après son agent, l’héroïne de sa nouvelle histoire est lesbienne.
