Ma première année de mariage s’écoula ainsi, paisiblement, oserais-je dire.
J’étais Comtesse. En notre demeure reculée, cela n’impliquait pas grand cérémonial, mais j’avais profité de mon statut pour réorganiser le fonctionnement du domaine, notamment celui de la domesticité. Les injustices et le mépris dont étaient victimes les gens du peule travaillant pour nous m’indignaient, d’autant qu’ils émanaient en général de leurs pairs, qui avaient le privilège d’être mieux placés dans la hiérarchie domestique.
J’entrepris de progressivement améliorer la condition de tous, notamment des femmes qui avaient fini par reconnaître en moi une alliée et ne craignaient plus de se plaindre des violences dont elles étaient parfois victimes.
Cela ne me dispensait pas, deux fois par mois, de me soumettre à la fantaisie de mon époux, qui me faisait toujours couvrir par un autre homme couvrir : je ne sais quel autre terme employer, tant ce rituel me réduisait à l’état de femelle à engrosser.
Nue, allongée sur le ventre, j’écartai les cuisses et attendais la venue de l’inconnu qui devait me foutre. Je m’arçonnais discrètement, car cet homme ne préparait pas sa pénétration et m’enfichait son vit brusquement. Il m’attrapait la taille et me besognait avec régularité, monotonement. Au moment de se répandre, il perdait fréquemment le contrôle et se ruait sur moi, m’écrasant de son poids. Le visage enfoui dans les coussins et mes cheveux, je sentais tout de même son souffle et son odeur, qui n’avaient rien de désagréables. J’avais fini par associer ce parfum inhabituel à ma domination par cet homme qui, malgré la situation, oeuvrait sans brutalité, voire parfois avec délicatesse. Il m’arrivait de jouir, lorsqu’il me vergeait avec suffisamment de vigueur pour me rappeler les assauts de mon cousin.
Je gémissais alors jusqu’à sentir son foutre pulser.
Mon époux assistait consciencieusement à ces courtes soirées, semblant apprécier de me voir dans cette position. Comme je l’avais constaté lors de notre nuit de noces (nommons-la ainsi, faute de mieux), mon engrossage n’était pas son unique préoccupation : il aimait grandement à me voir soumise, presque maltraitée, sous son regard. J’entendais ses halètements, s’accentuant lorsque quelque cri ou gémissement m’échappait.
Je n’avais osé raconter à mon cousin ce qu’il en était : bien que n’étant nullement responsable de cette étrange situation, cet arrangement dans lequel je n’avais pas eu mot à dire, j’avais honte d’en exposer les modalités. Armand croyait donc que mon commerce charnel, hors lui, impliquait mon époux.
Hors ces moments, je comptais les jours me séparant de mon cousin et de ses délicieuses caresses, prenant patience en lisant ses lettres enflammées. Mais que l’on ne croie pas que mes journées et mes nuits se réduisaient à l’attente du plaisir.
Curieusement, le Comte ne s’opposait pas à ma liberté hors les moments de devoir conjugal. Il avait même, au bout de quelques mois, pris de l’intérêt pour mon rôle de maîtresse du domaine. L’intendant l’avait sans doute informé des changements que je souhaitais opérer, tant pour la gestion des terres agricoles que pour l’industrie de scierie et l’assèchement des marais environnants. Mes projets s’inspiraient grandement des ouvrages physiocrates que j’avais consultés dans la bibliothèque de mon père ; j’avais trouvé dans celle de mon époux bien peu de références : je m’étais alors empressée d’en faire venir de Paris, de Londres et d’Amsterdam. J’avais même convaincu le Comte d’être souscripteur de l’Encyclopédie, ouvrage inachevé qui promettait toutefois de précieux renseignements et enseignements dans tous les domaines, y compris ceux de l’agriculture et l’industrie.
Bien entendu, je ne me contentais pas de consulter les articles scientifiques et techniques. Certains, plus philosophiques, attisaient mon intérêt, tout en commençant à m’intriguer quant au bien-fondé de leur point de vue. Ainsi, l’article « jouissance » proclamait : « jouir, c’est connaître, éprouver, sentir les avantages de posséder ». Mon cousin jouissait voluptueusement en connaissant de sa verge la profondeur de mon corps, en éprouvant ma docilité à l’accueillir, en sentant les avantages à me posséder vigoureusement.
Mais moi ? Je jouissais de me laisser posséder. Mon plaisir n’était-il donc pas reconnu de mes chers philosophes ? L’article poursuivait, donnant la parole à la Nature : « Crois-tu que ta mère eût exposé sa vie pour te la donner, si je n’avais pas attaché un charme inexprimable aux embrassements de son époux ? ».
Ah, certes, le beau présent. La jouissance m’était aussi autorisée, car elle seule pouvait m’inciter à être engrossée et à enfanter. Les philosophes me faisaient l’aumône du plaisir par esprit pratique, non par humanisme : la jouissance me contraignait à la fertilisation. Comment Diderot le matérialiste prétendait-il inscrire sa philosophie dans l’athéisme, sans oser aller jusqu’au bout de sa lutte ? L’Eglise condamnait la jouissance pour des raisons soi-disant morales, et voilà que ce piètre philosophe ne trouvait à argumenter que sur « la propagation » humaine. Peu m’importait, vraiment, de perpétuer les générations humaines, peu importait aussi à mon cousin : nos plus grandes jouissances venaient lorsqu’il foutait ma bouche ou mon fondement, actions bien peu propices à l’engrossement Si quelque femme avait participé à la rédaction de l’Encyclopédie, certains articles en eussent été bien modifiés.
Jouissance que n’eussè-je écrit !
Jouissance ? Jouir, c’est connaître, c’est posséder et se déposséder, c’est offrir ou s’offrir, c’est éprouver plaisir à la plus délicate ou à la plus brutale des intimités. Les hommes jouissent de sentir leur vit pénétrer en quelque orifice que ce soit, de savoir posséder celui ou celle qui s’offre à eux ; mais ils savent aussi se déposséder de leur puissance et se livrer au plaisir de l’autre, se soumettant ou partageant la jouissance. Les femmes jouissent de se laisser posséder, abandonnant leur corps à la pénétration ainsi qu’aux caresses ; mais elles savent aussi posséder l’objet de leur désir, le soumettant à leur volonté si tel est leur souhait.
La propagation de l’espèce humaine n’est qu’un effet secondaire (et, à tout prendre, souvent néfaste) de la jouissance, qui doit être recherchée en tant que telle : ses bénéfices pour le corps et pour l’esprit la rendent éminemment souhaitable.
La jouissance est affaire de chacun, éloignée de toute étroitesse et de tout préjugé. Elle est affaire de partage et de communion, bien plus précieuse que celle vantée par notre Eglise avec un Dieu qui nous reste inconnu. Elle est affaire d’humanité et d’humanisme : car c’est dans le droit au plaisir échangé, quelle qu’en soit la nature, qu’hommes et femmes reconnaissent chacun en l’autre la plus profonde humanité. Jouir, c’est philosopher avec la plus parfaite philanthropie et renier tout obscurantisme.
J’eusse aussi ajouté que c’était gémir, s’enflammer, laisser son corps dominer l’esprit et toute raison, oublier le temps et le monde pour se fondre entièrement en l’instant et en l’autre, mais cet élan poétique n’eût point convenu au style de l’Encyclopédie.
Mon cousin, qui avait ses entrées auprès de quelques philosophes parisiens, m’avait fait parvenir un article dont la parution était prévue dans le tome quinze, d’ici quelques années. Il l’avait glissé dans la couverture des Opuscules de Fréron (délicate ironie, au regard de la bigoterie de l’auteur), accompagné de dessins de sa main nous représentant tous deux, tantôt en pied, tantôt par quelques détails significatifs, illustrant ce texte.
Il s’agissait de l’article « sodomie ».
Je lus le texte avec curiosité et indignation : l’auteur se contentait d’en faire un crime et d’énoncer la sanction encourue, à savoir le bûcher sans compter qu’il rappelait que la masturbation envoyait ses pratiquants aux galères. Tel était donc, selon la morale de mon temps, mon destin : une galère en feu. Le prétendu philosophe n’osait même décrire l’acte, se perdant en arabesques maladroites évoquant « ce crime », « ces impuretés contraires à la nature ». L’hypocrisie philosophique commençait à m’apparaître. Ces esprits étaient libres, mais surtout de se soumettre aux préjugés sexuels et masculins de leur temps, du moment qu’ils se révoltaient suffisamment contre ce qui leur convenait le mieux de critiquer.
Oh, cet article « sodomie » Il eût fallu y substituer une lettre de mon cousin où il décrivait le plaisir qu’il avait à sentir sa verge étroitement serrée par mon illet, le contentement de me savoir soumise à un désir contraire à l’ordre moral, le délice de voir son vit s’enfoncer entre mes fesses qu’il lui fallait forcer au début, la satisfaction de m’entendre gémir et le supplier de me remplir à nouveau lorsqu’il se retirait, la volupté de sentir son plaisir enfler jusqu’à le dépasser et le précipiter contre moi sans retenue dans un assouvissement brutal de son envie, le soulagement et l’extase de gicler en moi en me sentant me contracter, au point de presque le blesser tant je le serrai en jouissant à mon tour.
Il eût fallu l’illustrer par les dessins qu’il joignait, me montrant chevauchée telle une jument par un étalon. Les détails, fantasques, portaient la légende suivante : « L’illet de la douce Solange est délicieusement étroit mais sait s’agrandir sous un vit turgescent, pouvant accueillir bien plus que la nature ne semble l’autoriser. » Le dessin me représentait plus ou moins de profil, bouche ouverte, yeux écarquillés, deux énormes verges sans corps dont les glands pénétraient mon fondement. Un deuxième dessin me mettait trois verges dans le cul et m’en insérait voluptueusement une quatrième dans la bouche. Le troisième me montrait abandonnée, semi-allongée, pénétrée de toutes part de verges érigées, bouche, sexe, illet distendus.
La sodomie, article rédigé et illustré par Armand : voilà qui eût bien mieux convenu à cette Encyclopédie hypocrite.
En contemplant ses dessins, j’accomplis plusieurs fois, comme l’écrivait le faux philosophe, « cette espèce de luxure que les Canonistes appellent mollities’, & les Latins mastupratio’, qui est le crime que l’on commet sur soi-même », m’enfonçant longuement plusieurs doigts de toutes les façons possibles, appelant intérieurement mon cher cousin et ses Lumières pour vaincre l’obscurité courant insidieusement dans les rangs de nos philosophes.
Philosopher, c’est apprendre à mourir, se disait-il. Fort bien. Expérimentant la « petite mort » autant que possible, sous mes doigts, des verges, et parfois des objets comme le préconisait mon cousin, je devenais une philosophe aguerrie.