Dans un petit village au sud de Rennes vivent Matthieu, un homme d’une trentaine d’années, et sa femme Rose, âgée d’à peine 26 ans.
Matthieu est un très beau jeune homme, fils de prolétaires, de très bonne éducation et bâti comme un dieu. Depuis sa plus tendre enfance, sa beauté attirait énormément le regard des femmes de tous les âges, des plus laides aux plus belles, des plus bêtes aux plus instruites, sans qu’aucune d’elles n’ait jamais pourtant su attirer un regard autre qu’amical ou fraternel venant de lui. Les hommes aussi lui portaient des regards bien sûr, mais des regards de jalousie, d’envie, ne sachant pas comment être aussi attrayant que lui. Ils lui tendaient des pièges, cherchant à l’éliminer, mais sa robustesse et son intelligence sans égal lui valaient de toujours s’en sortir vainqueur. Heureusement pour lui, ces rivalités qui lui devenaient insupportables cessèrent dès qu’il se mariait avec Rose, une fille de fermier du village voisin.
Rose, c’est une rose. Elle est elle aussi pourvue d’une grande beauté, de bonne éducation et très douce. Mais elle a aussi déjà cette liberté dans ses agissements, que de nombreuses femmes réclameront des décennies après elle. Elle était très directe, fougueuse, spontanée, une amoureuse de la vie dans tout son sens. Une femme aussi belle qu’intelligente, aussi calme que surprenante.
Ils étaient le couple le plus envié de la région. Les femmes enviaient la beauté et les courbes de la femme, mais surtout sa chance d’avoir un mari aussi beau ; tandis que les hommes enviaient la sculpture de l’homme, mais surtout sa chance d’avoir une femme aussi belle.
Leurs parents les avaient mariés 8ans plus tôt, alors que Matthieu et Rose ne se connaissaient même pas. Mais heureusement pour tout le monde, les deux jeunes gens étaient très vite tombés sous le charme, certes de leur beauté physique, mais surtout intellectuelle. Ils s’entendaient à merveille, partageaient beaucoup de passions et de centres d’intérêt. Leurs corps aussi avaient vite appris à se connaître. Ils étaient d’excellents amants l’un pour l’autre, parvenant toujours à savoir quelle entreprise était la meilleure, selon les situations.
Cela faisait 8ans qu’ils étaient mariés en effet, mais n’avaient pas d’enfants. Ils n’en voulaient pas pour le moment, quoi qu’en disent leurs parents. Les gens du village comprenaient mal cette volonté de ne pas avoir d’enfants. D’une part, les hommes pensaient Matthieu infertile, de toute façon, on ne pouvait pas être aussi parfait, cela cachait forcément quelque chose. D’autre part, les femmes elles pensaient que c’était Rose le problème. Une taille aussi fine ne saurait porter un enfant, c’est évident.
Mais voilà. Nous sommes en 1914 et la guerre fait rage. On a besoin d’hommes sur les champs de bataille et Matthieu est choisi parmi ceux qui doivent rejoindre les rangs de l’armée. Il est perturbé par cette nouvelle, mais sait la nécessité de combattre. Le plus difficile est de savoir exactement comment l’annoncer à Rose… la pauvre, il devra la laisser seule pendant il ne sait combien de temps.
Le soir venu, il met plus de temps à rentrer chez lui, cherchant les mots justes, pour ne pas trop brusquer sa femme. Une fois arrivé, il n’a toujours rien trouvé d’assez diplomatique, mais il n’a pas le choix. Il faut bien qu’elle sache.
Bon retour à la maison mon chéri, dit Rose en venant accueillir son mari, dès son entrée.
Matthieu se rend compte que sa tâche sera encore plus compliquée à accomplir. Sa femme l’étreint comme à son habitude à chaque fois qu’il rentre d’une journée de travail, mais la nouvelle qu’il s’apprête à lui annoncer lui donne l’impression que l’étreinte de Rose est plus forte. Comme si elle savait qu’il s’en irait bientôt.
Il saisit sa femme en enserrant sa fine taille dans ses bras, tellement fort qu’il faillit lui couper la respiration. Il respira fort son parfum, se concentra pour bien sentir tout le corps de sa femme plaqué au sien, l’embrassa tendrement pendant de longues secondes avant de les laisser reprendre leur souffle.
Mais qu’est-ce qui t’arrive mon chéri ? On dirait que ton amour pour moi a encore grandi durant la journée, dis-moi !
Hahaha, ricana Matthieu. Mais plus sérieusement, viens t’asseoir, il faut que je te parle de quelque chose d’important.
D’accord, répondit Rose avec inquiétude. Elle savait que lorsque son mari prenait ce ton grave très sérieux, c’est que c’était souvent mauvais signe.
On vit bien ici… les femmes et les enfants sont en sécurité, les hommes vont au travail et ramène de quoi faire vivre leur famille. Mais tu sais qu’au-delà de nos frontières, la guerre sévit et des hommes meurent chaque jour et chaque nuit pour nous, pour protéger les populations auxquelles nous appartenons. Mais au fil des batailles, des hommes meurent de plus en plus et il faut de nouvelles personnes pour continuer les combats…
Alors ?
Je dois aller combattre Rose… combattre pour notre pays.
Pourquoi toi ? Me laisserais-tu seule ? Oserais-tu ? C’est insensé ! Il y a tant d’hommes dans tous les villages environnants, pourquoi dois-tu partir, toi ?
Je ne suis pas le seul. Nous sommes des centaines et peut-être des milliers à partir dans trois jours.
Trois jours ! Et tu me le dis maintenant ?
Je l’ai appris aujourd’hui aussi…
Je te le dis Matthieu, si tu t’en vas loin de moi, j’en mourrai de chagrin, lui dit-elle avec un ton solennel, les yeux dans les yeux.
Non !
Si. Et même que je me laisserais mourir…
Rose quitta la pièce, laissant Matthieu assommé par une telle affirmation. Il ne savait plus quoi faire. Que pouvait-il faire d’ailleurs, tous les hommes étaient appelés à la guerre. Toutes les femmes devraient rester seules, qu’elles le veuillent ou non. Mais sa Rose l’avait comme menacé de se faire mourir s’il s’en allait… non. Il fallait qu’il la raisonne. Mais pas maintenant. Il savait sa femme bornée et lui parler maintenant ne servirait à rien… il lui fallait digérer la nouvelle. La nuit porte conseil, elle comprendrait sûrement le lendemain.
Le jour se lève, en ce matin de tristesse, même l’aube se fait mélancolique. Le soleil semble briller moins, les oiseaux semblent chanter moins juste.
C’est dans cette atmosphère que Matthieu se réveille. Rose n’est plus couchée, elle s’est levée anormalement tôt. Son mari s’en va la chercher… il ne la trouve nulle part dans la maison et il est trop tôt pour que le marché soit ouvert. Inquiétude. Il se dirige vers la maison de son voisin le plus proche pour lui demander de l’aide, lorsqu’il voit Rose s’activer dans le potager.
Mais Rose, que fais-tu donc à t’occuper du potager aussi tôt !?
Qu’est-ce qu’il y a, m’as-tu cherchée ?
Oui, je t’ai cherchée partout dans la maison, mais je ne te voyais pas.
Tu devrais t’y habituer, lui dit-elle en se relevant. Là-bas aussi, à la guerre, lorsque tu me chercheras, tu ne me trouveras pas.
Après ces derniers mots, elle rentra dans la maison en laissant Matthieu debout, pantelant.
Le reste de la matinée se passa de la même façon. Bien que Rose continuait de faire son rôle de maîtresse de maison, elle ignorait royalement son époux, la colère et l’amertume se dessinaient dans le moindre de ses gestes. Celui-ci essaya à plusieurs reprises d’attirer son attention, mais elle réussissait à se soustraire à chaque fois. Ne pouvant supporter cela, Matthieu s’en alla pour travailler, lui qui avait la veille décidé de ne pas y aller pour rester avec elle.
Sur les différents chantiers sur lesquels il avait travaillé ce jour-là, il était inexpressif, absent, seuls ses coups de marteau et les tensions visibles de ses muscles témoignaient des émotions par lesquelles il passait : tristesse, frustration, colère, mélancolie, tristesse. Il aimait Rose. Plus que tout ce qu’il possédait. Mais Matthieu était un homme très patriotique, il savait la nécessité d’aller au front. Et même si ça n’avait pas été le cas, il n’aurait pas eu le choix : il était l’un des seuls hommes avec "des bras pour le combat", comme le disaient les hommes qui étaient venus les recruter.
Il rentra tard ce jour-là, si tard qu’il trouva sa femme déjà endormie. C’était bien la première fois qu’elle ne venait pas l’accueillir à son arrivée. Il n’avait pas voulu la voir encore en colère après lui. Il ne supportait pas cela. Il dormit peu, pensa beaucoup. Il eut envie de la prendre et de la serrer dans ses bras plusieurs fois, mais à chaque fois se ravisa. Le lendemain, avant même que le coq ne chante, Matthieu se leva pour aller au travail. Il n’avait pas réveillé Rose, il l’évitait clairement. Sa peine était grande lorsqu’il quitta la maison en laissant sa femme endormie. Elle devait le haïr de toute son âme et il ne voulait surtout pas le voir sur son visage. Comme le jour d’avant, il ne cessa de penser à Rose toute la journée, et était bien décidé à lui parler. Il arrêta de travailler tôt et rentra : il devait raisonner sa femme.
De son côté, Rose, elle, avait entendu son mari rentrer dans la nuit, mais avait fait mine de dormir. Elle était triste pour elle, mais surtout pour lui. Il n’avait pas le choix et s’en voulait quand même. Et pour couronner le tout, elle, sa femme, au lieu de le soutenir, était en colère après lui. Elle n’avait elle non plus pas beaucoup dormi, et avait fondu en larmes dès que Matthieu s’en était allé. Ce fut ainsi toute la journée. Toutes les heures, elle faisait une crise de larmes et quand elle se calmait, c’est un visage sombre de tristesse qu’elle revêtait. Elle avait compris, elle devait le laisser partir. Elle l’avait bien compris même si ça faisait mal, même si ça lui martyrisait le cur et les poumons, à n’en plus pouvoir respirer.
En rentrant, Matthieu découvrit sa femme en pleurs dans la cuisine. Surprise de le voir rentré aussi tôt, elle cacha son visage inondé. Elle courut jusqu’à la salle d’eau où elle s’enferma. Matthieu lui intima d’ouvrir, mais rien n’y faisait. Il lui dit qu’il l’aimait et que si elle le souhaitait, il se battrait pour ne pas y aller. À ce moment précis, elle sortit le visage plein d’eau.
Non. Tu dois aller te battre, et tu y iras.
Mais pourquoi ? Tu vois bien combien ça nous fait du mal à tous les deux.
Je sais que c’est important pour toi.
Mais toi aussi tu l’…
Rose lui coupa la parole en l’embrassant avec tendresse. Elle l’enlaça de ses bras autour de son cou. La surprise passée, Matthieu l’attira contre lui et l’embrassa passionnément à son tour. Plus rien n’existait, rien que leurs mains sur leurs corps, leurs respirations, les frottements qu’ils exerçaient l’un sur l’autre. Durant de longs instants, ils se prirent les lèvres debout, là, devant le couloir menant à la salle d’eau. À un moment, Rose se détacha.
Viens, profitons de nos derniers instants ensemble, lui dit-elle en l’entraînant par la main jusqu’à leur chambre.