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Vincent marchait à grandes enjambées sur la route déserte. Le vent soufflait dans son dos sans relâche, toujours aussi impétueux. L’air froid lui glaçait la peau, lui ébouriffait les cheveux et ses vêtements flottaient comme des oriflammes.
De gros nuages venus de l’ouest avançaient rapidement sur le pâle disque jaune de la lune. Vincent enfonça la tête dans les épaules, se serrant du mieux qu’il pouvait dans sa légère veste d’été. Son pas résonnait sinistrement sur le macadam de la route.
Au bout d’une demi-heure de marche, il parvint à une intersection. Un étroit chemin de terre coupait la route, menant sans doute à une ferme isolée. Il déchiffra à la lueur de la lune le panneau de signalisation au bois tout écaillé. La plus proche agglomération était encore à huit kilomètres.
Soudain, alors qu’il avait encore les yeux fixés sur les lettres peintes à la main, la lumière disparut, le laissant debout au milieu de la route dans une obscurité profonde.
Il leva la tête. De gros nuages couvraient tout le ciel. Très loin derrière lui, il entendit les premiers grondements du tonnerre.
Il poussa un juron et se remit en route, d’un pas encore plus vif qu’auparavant. Il se maudissait d’avoir pris cette fille en stop… Il avait annoncé à sa femme qu’il serait là dans quelques heures. Maintenant, la Rolls était échouée pour de bon, et à moins de trouver des secours immédiatement, il n’avait aucune chance d’arriver à Londres avant le lendemain matin.
Mais ne serait-il pas trop tard ?
Le ciel noir s’illumina brièvement et le tonnerre gronda à nouveau, beaucoup plus près cette fois.
Dans le quart d’heure qui suivit, l’orage se rapprocha encore, et six voitures passèrent sur la route. Toutes allaient dans la même direction que Vincent, mais aucune ne s’arrêta, malgré ses signaux désespérés. Elles le dépassaient sans même ralentir, et il regardait, la rage au cur, les deux points rouges de leurs feux arrière se fondre dans les ténèbres.
C’est alors que la pluie se mit à tomber, une pluie d’été, dense et lourde. De grosses gouttes s’écrasaient sur la tête nue de Vincent. Des éclairs silencieux striaient le ciel par intermittences, l’illuminant à l’ouest de lueurs sulfureuses. Mais à l’est, devant Vincent, les éclairs étaient normalement blafards, et il en fut un peu réconforté : le gaz n’avait pas encore atteint Londres.
Par contre, derrière Vincent et au-dessus de lui, toute l’atmosphère en était saturée. Chaque goutte de pluie renfermait forcément un peu de vapeur jaune en solution, et le lendemain, dès le lever du soleil une brume toxique monterait de la terre détrempée. Une nappe de gaz se formerait juste au-dessus du sol et s’élèverait paresseusement dans l’air à I heure du breakfast. Les effets seraient cent fois plus dévastateurs qu’ils ne l’auraient été dans le cas de retombées normales !
L’orage s’éloigna ; Vincent, trempé, transi, cheminait toujours du même pas. D’autres voitures le dépassèrent en vrombissant, mais il ne tenta même pas de les arrêter. C’était la fin des vacances d’été, et les pères de famille qui ramenaient leur troupeau au bercail ne seraient risqués pour rien au monde à ramasser au bord d’une route un inconnu tout dégouttant de pluie.
La route montait en sinuant entre deux rangées d’arbres très hauts dont les silhouettes décharnées, couronnées de minces branches emmêlées, se découpaient curieusement sur les derniers nuages d’orage que la lune éclairait de pâles lueurs d’argent. Vincent parvint au sommet d’une côte. Un village s’étendait à ses pieds, à quelque cinq cents mètres en contrebas.
II fut un peu déçu, car il avait espéré mieux. Ce n’était qu’un petit patelin de rien du tout, qui aurait tout juste mérité le titre de bourgade : une cinquantaine de bicoques, pour la plupart d’authentiques chaumières, blotties les unes contre les autres au creux d’un minuscule vallon. La route coupait l’agglomération en son milieu. Il était plus de minuit, et aucune lumière ne brillait aux fenêtres des petites maisons basses qui s’alignaient des deux côtés de la rue principale. Le seul éclairage provenait de quelques réverbères épars, alimentés sans doute aux vapeurs de mercure, qui trouaient l’obscurité de points lumineux éblouissants.
Vincent prit le pas de gymnastique. A mi-chemin du village se trouvait un arrêt d’autobus, avec un abri cimenté. De loin, il paraissait vide. Mais quand Vincent fut assez près pour que les parois en ciment lui renvoient l’écho de ses pas, il distingua une forme humaine sur le banc de bois mal équarri qui garnissait l’abri.
Vincent hésita, puis il s’arrêta et s’approcha de l’ouverture noire de l’abri, pour mieux voir ce qui se passait à l’intérieur. Plié en deux sur le banc, l’homme se balançait d’avant en arrière, comme s’il avait eu mal au ventre.
Vincent explora ses poches et y trouva une boîte d’allumettes. I1 essaya d’en gratter une, puis une seconde, mais l’averse les avait mouillées, et il n’en tira pas la moindre étincelle.
Il renonça et jeta les allumettes. « Il y a quelque chose qui ne va pas ? » demanda-t-il à la forme effondrée qui remuait doucement dans le noir.
Pas de réponse.
Vous êtes malade ? insista-t-il en pénétrant dans le réduit obscur.
Il prit l’homme à l’épaule et le secoua. Aussitôt, son mouvement de balançoire s’interrompit. Il redressa le buste et se tourna vers Vincent. C’était un vieux au visage mangé de barbe, blême, émacié, ridé comme une vieille pomme, qui le fixait de ses yeux vitreux et sans couleur. Il était vêtu de guenilles répugnantes et puait la crasse à plein nez. Vincent comprit que c’était un chemineau qui avait élu résidence pour la nuit dans l’abri d’autobus.
Qu’est-ce tu veux, toi ? grogna le vieux.
I1 s’assit bien droit et approcha sa face crasseuse du visage de Vincent. « Qu’est-ce que tu viens m’emmerder, hein ? » cracha-t-il, en même temps qu’un flot d’haleine rance et postillonnante.
Vincent recula d’un pas.
Je voulais seulement vous… j’ai cru que…
Incapable de soutenir le regard trop fixe du clochard, il baissa les yeux sur son corps maigre recouvert de guenilles innommables. Et soudain, il vit ce que l’homme était en train de faire. La braguette de son pantalon en loques était grande ouverte, et sa main droite était refermée sur son membre plus qu’à moitié bandant.
Vas-tu me foutre le camp ! vociféra le vieux. Fous le camp, merdeux, t’entends ! Il saisit de la main gauche un gros bâton noueux qui était posé près de lui, contre le banc.
Vincent sortit à reculons de l’abri au moment où le vieux se levait, le bâton brandi, et marchait sur lui d’un pas titubant, la forme blanche de son sexe lui ballottant entre les ïambes.
Ça va, ça va ! dit Vincent. Je m’en vais, |e ne voulais pas vous déranger.
Il lui tourna le dos et s’éloigna en direction du village. Au bout d’une quinzaine de mètres, il jeta un coup d’il en arrière. Debout devant l’abri, son gros bâton dans une main et son sexe flasque dans l’autre, le vieux le regardait s’éloigner d’un air furibond.
A peine Vincent avait-il mis le pied dans la rue déserte et chichement éclairée du petit village, qu’il sentit renaître sa fringale de sexe. L’image de Cathy lui envahit la tête le corps généreux de Cathy, son visage tordu par le plaisir , inextricablement mêlée à celle du vieux trimardeur qu’un réveil soudain de la chair avait poussé à s’offrir une petite masturbation nocturne, sa première peut-être depuis des années.
Vincent lâcha un gémissement et ferma les yeux. Il s’arrêta au milieu de la rue déserte, se passa les mains sur le visage, puis, les laissant retomber le long de son corps, il se tourna vers la maison la plus proche et l’examina avec attention. Ou son imagination lui jouait des tours, ou il percevait bel et bien, venant de derrière la fenêtre à croisillons, le grincement rythmé d’un sommier métallique. Il imagina qu’il avait des yeux capables de percer les murs et qu’il voyait dans les cinquante maisons à la fois cinquante maris en train de dire : « Je ne sais pas ce que j’ai ce soir, je ne peux pas m’arrêter », et cinquante femmes qui répondaient : « Oui, moi aussi, c’est drôle… »
Vincent s’aperçut soudain qu’il était en état d’érection, et à la même seconde il réalisa qu’il avait oublié de prendre les pilules dans la boîte à gants de la Rolls. Leur efficacité n’était pas à toute épreuve, mais malgré tout, dans un instant comme celui-là, elles lui auraient été extrêmement précieuses.
Il fit demi-tour et poussa la porte à claire-voie d’un jardin. Il traversa à pas de loup un petit carré de pelouse impeccablement tondu et alla s’accroupir à l’ombre d’un buisson.
Il ouvrit sa braguette d’une main tremblante. Son sexe jaillit, raide et brûlant, de son slip. Il se branla frénétiquement, comme un maniaque, et sentit aussitôt l’irrésistible montée du plaisir. Il ne lui fallut pas plus de quelques secondes pour éjaculer ; l’orgasme fut d’une violence inouïe, accompagné de spasmes et de tremblements incoercibles.
Vincent s’était laissé aller à la renverse, dans une attitude de supplicié, la main gauche enfouie dans la terre humide. Il se redressa et referma sa braguette. Des gouttelettes de sperme frais luisaient doucement dans l’herbe. Il avait de plus en plus de mal à contrôler le déchaînement de ses instincts.
Il ressortit du jardin d’un pas mal assuré et se remit à longer la rue. La nuit lui semblait plus réelle, plus palpable. Il avait l’esprit parfaitement clair, et il éprouvait dans tout le corps l’agréable picotement d’une lucidité en plein éveil.
Vers le milieu de la grande rue du village, Une cabine de téléphone se dressait au bord du trottoir. Vincent s’en approcha, tira la porte et y entra. Il explora ses poches et en ramena deux shillings et deux pièces de six pence. Il forma les sept chiffres de son numéro londonien sur le cadran du téléphone, dont le bourdonnement retentit très fort dans l’espace exigu de la cabine. Il entendit le cliquetis des relais, puis le timbre grêle de la sonnerie.
La voix de sa femme lui parvint ensuite, basse et nerveuse.
Tu as des ennuis ? dit-elle aussitôt. Vincent imagina leur chambre plongée dans une douce pénombre, le corps frémissant de sa femme recouvert d’un drap chiffonné, sa longue chevelure noire tombant sur le téléphone bleu.
Une panne, dit-il d’une voix brève. J’ai bien peur de ne pouvoir arriver avant demain. Je ferai mon possible.
Je t’attends.
Non ! Dès que le gaz aura atteint Londres, filez. Ici, la sarabande a déjà commencé. A mon avis, d’ici demain midi, plus rien ne fonctionnera. Aux premiers signes de grabuge, prends la voiture et va-t-en. Tu n’auras qu’à me laisser un message chez Dave.
Je ne veux pas partir sans toi…
Sa voix fut couverte par le bip-bip strident de la tonalité qui indiquait qu’il fallait repayer. Vincent glissa son deuxième shilling dans la fente de l’appareil.
Fais ce que je te dis ! commanda-t-il. Bon, il faut que je te quitte à présent. Je vais essayer de trouver des secours. Le temps presse. Fais bien attention à toi.
Toi aussi, Vincent.
Tu as suivi mes instructions ? Tu t’es procuré les injections d’hormones, les bidons d’essence, l’argent liquide ?…
Oui, j’ai tout.
Il dit au revoir à sa femme, raccrocha et sortit de la cabine. Leur conversation l’avait replongé dans l’univers londonien. Il eut un pincement au cur en se retrouvant dans la rue déserte de ce village perdu, à trois cents kilomètres de chez lui.
I1 se remit en marche. A l’extrémité de la rue, il distingua une lumière bleue. En s’en approchant, il déchiffra le mot POLICE qui se détachait en lettres blanches sur le bleu sombre d’une enseigne lumineuse.
Le village était si minuscule qu’il ne devait pas compter plus d’un seul policier, qui sans doute dormait à poings fermés…
Vincent parvint à la hauteur de l’enseigne. Elle était accrochée à une manière de potence en fer forgé au-dessus d’une porte de bois à claire-voie qui ouvrait sur un jardin méticuleusement entretenu, au centre duquel trônait la maison du constable local, une baraque d’un étage surmontée d’un toit de chaume ; la porte d’entrée, abritée sous un porche en bois, était encadrée de deux fenêtres symétriques, et l’étage en comportait trois autres.
Vincent gémit intérieurement. Jamais il n’arriverait à convaincre un flic aussi rustique.
II poussa la porte du jardin et suivit l’allée. Les gravillons crissaient sous ses pas ; le vent, qui s’était remis à souffler avec violence, faisait chanter le feuillage des arbres.
Vincent se figea sur place : il avait entraperçu une silhouette confuse à l’autre bout du jardin. La forme s’engloutit dans l’ombre, et reparut l’instant d’après à quelques pas de Vincent. C’était un chien.
L’animal poussait de faibles et pitoyables geignements. Il s’arrêta, se laissa rouler sur le côté et se plia sur lui-même pour se lécher d’une langue frénétique l’abdomen et l’entrecuisse. Vincent eut la vision furtive d’un sexe pointu, dardé bien droit entre les poils sombres qui couvraient le ventre du chien.
Le chien se remit sur ses pattes et ses geignements redoublèrent. Il s’approcha de Vincent, lui posa ses deux pattes avant sur les cuisses et se mit à se frotter du ventre sur sa jambe.
Vincent repoussa l’animal avec un soupir de commisération. Il était fatal que le gaz ait sur les bêtes des effets bien plus puissants encore que sur les humains, dont le métabolisme est autrement complexe.
Vincent abandonna à son sort la bête folle de désir, contourna la bicyclette réglementaire posée contre l’escalier et gravit les trois marches qui menaient à l’entrée du cottage. Il appuya longuement sur la sonnette. Quand il ôta son doigt du bouton de cuivre, il entendit l’écho de la sonnerie résonner dans la maison silencieuse.
Il fit un pas en arrière et leva la tête. A l’étage, une fenêtre s’était allumée. Il imagina l’homme en train de s’extraire en maugréant du lit conjugal et de descendre l’escalier d’un pas de somnambule.
La lumière de l’entrée s’alluma, diffusant une lueur jaunâtre à travers la grosse vitre en verre dépoli de l’imposte.
Un verrou claqua, la clé tourna dans la serrure.
Puis, la porte s’ouvrit toute grande et un flot de lumière inonda Vincent.
Le constable était grand, massif, et vêtu d’un pyjama de flanelle à bandes verticales rouges. Le haut de la chemise, déboutonné, laissait apercevoir un poitrail de buf couvert d’une épaisse toison de poils noirs et bouclés. L’homme avait de grosses joues, un visage rougeaud, des bras de lutteur de foire et un air hargneux qui semblait lui être habituel. Vincent fit un pas vers lui.
Je m’excuse de vous déranger, mais…
Qu’est-ce qu’il y a ? gronda le colosse, dont les yeux torves roulaient des lueurs fauves. Vous n’êtes pas du coin, vous, hein ?
Non, admit Vincent.
Eh ben, ici, c’est pas la ville. Après six heures, je ne suis là que pour les urgences. Je ne suis pas de service, vous comprenez ? Alors j’espère que vous avez une bonne raison de m’avoir tiré du lit, parce que sinon…
J’ai besoin d’aide, commença Vincent. Ma voiture…
Mais le constable ne l’écoutait plus. Il venait d’apercevoir son chien, qui se frottait le ventre contre un des pneus de sa bicyclette en poussant de petits jappements aigus. Les jappements se muèrent soudain en hurlements d’agonie.
Le géant écarta Vincent d’un revers du bras et se dirigea vers le chien. Vincent nota au passage qu’une érection de belle taille soulevait sa culotte de pyjama. L’homme se pencha sur le chien, lequel, en se branlant contre le pneu arrière de la bicyclette, avait malencontreusement glissé et s’était coincé le sexe entre deux rayons.
« Là, là ! », dit le colosse en prenant délicatement le sexe du chien entre deux doigts. Il le dégagea et gloussa : « Mais c’est qu’il a la canne, ma parole ! »
Sous le regard désemparé de Vincent, le constable se mit à masser doucement le sexe rouge et pointu de l’animal, comme pour soulager sa douleur ; puis, le mouvement de sa grosse main s’accéléra, et il le masturba à toute vitesse. Bavant, la langue pendante, l’arrière-train agité d’un mouvement spasmodique, le chien répondait passionnément à la caresse de son maître.
Le constable glissa son autre main dans la fente de sa culotte de pyjama, tourna le dos à Vincent et entreprit de s’astiquer gaiement en même temps qu’il branlait la pauvre bête.
Vincent avait l’estomac noué. Il se sentait piégé, perdu. Le policier semblait avoir complètement oublié sa présence.
Je vous en prie ! insista-t-il. Il faut que vous m’écoutiez. C’est urgent !
L’autre tourna la tête et leva sur lui un regard oblique et menaçant. Son visage porcin était déformé par la fureur. « J’vous ai dit d’attendre une minute ! » grogna-t-il. Une soudaine confusion lui brouilla les yeux. « Vous ne voyez pas que… »
Le chien haletait comme un perdu, et la pointe rose de sa pine dardait à chaque coup de reins au bout du gros poing du constable, qui tenait de l’autre main son sexe lourd. L’homme réalisa brusquement ce qu’il était en train de faire ; une expression d’intense perplexité se peignit sur ses traits.
Il ramena son regard sur Vincent. Tout à coup, sa perplexité se mua en colère et son visage rougeaud vira au cramoisi. « Espèce de petit salopard ! » gronda-t-il en levant les poings, « je vais t’apprendre à jouer les voyeurs, moi ! »
Vincent lui balança un solide direct au creux de l’estomac, mais il ne parut même pas s’en apercevoir. Un de ses énormes poings s’écrasa sur la bouche de Vincent, et l’autre s’abattit sur sa nuque comme une massue. Vincent s’effondra mollement. Il sentit le contact de l’herbe mouillée contre sa joue, juste avant de sombrer dans l’inconscience.