1ere PARTIE
Le dîner fini, ma mère se leva pour débarrasser la table. De son ton habituel autoritaire et méprisant, mon père lui intima l’ordre de se rasseoir. En femme martyrisée et soumise, elle sexécuta.
— Voila, dit-il, je vais m’absenter quelques semaines de la maison. Je pars au bled régler quelques affaires.
Il n’eut pas fini ses paroles qu’une immense joie s’empara de tout mon être. " Enfin !, me dis-je, quelques jours sans ce tyran, quelques jours pour sentir le bonheur et la liberté loin des reproches, des insultes et des humiliations qu’il nous faisait subir au quotidien à ma mère et à moi. S’adressant à ma mère, il poursuivit : "toi, tu ne sortiras pas de la maison jusqu’à mon retour. Quant à toi, fils de chienne, si à mon retour j’apprends que tu t’es remis à boire ou à fumer, tu quitteras cette maison pour toujours !"
Sans rien ajouter, il se leva, appuyé sur sa canne et se dirigea vers la grande salle où il dormait, seul, depuis quelques années. Quand il disparut, ma mère me regarda avec un sourire qui en disait long sur son sentiment de délivrance.
Issu d’une riche et puissante famille rurale, mon père était de ces patriarches qui s’arrogent le droit et le pouvoir de faire tout ce qu’ils veulent de leurs femmes, de leurs enfants comme leurs biens personnels, Après la mort de son père et le partage de héritage avec ses deux frères, il avait quitté la campagne pour venir s’installer à Meknès où il a monté des ateliers de l’artisanat. Il s’enrichit davantage. Et plus sa fortune grandissait, plus sa cruauté et son avarice le rendait insupportable aussi bien pour nous que pour ses pauvres employés qu’il considérait comme de simples esclaves. Il ne sétait marié qu’à l’âge de quarante-quatre ans. Il avait épousé ma mère, Zoubida alors qu’elle n’avait que dix-sept ans. A cette époque, elle apportait à son père de quoi manger pendant ses moments de garde. Il travaillait comme gardien de l’un des ateliers de mon père. C’est là qu’il l’avait vue. Mon grand-père maternel avait trouvé la demande de son patron inappropriée vu lénorme écart d’âge qui séparait les deux partis. Mais il avait fini par céder au caprice du monstre de peur de perdre son seul et unique gagne-pain. Il avait attendu quatre ans avant de décider de ma naissance. Pour être sûr que c’est la femme qu’il lui fallait, disait-on.
LE PREMIER JOUR
Le lendemain, quand je me réveillai, le despote était déjà parti. J’ouvris la fenêtre et un air frais me caressa le visage. Il était neuf heures. Quand je descendis, un air de musique orientale égayait la maison. Ma mère, tout en préparant mon petit déjeuner chantonnait et laissait éclater sa joie. Elle avait rajeuni de vingt ans. On dirait un fruit qui, malgré le passage du temps, est resté mûr et appétissant. Je pris place devant la table de la cuisine. Le plateau atterrit et ma mère s’assit devant moi.
— Qu’est-ce que tu comptes faire aujourd’hui Hamza ? me demanda-t-elle.
— La fête maman, la fête ! aujourd’hui, demain et après demain ! répondis-je tout excité.
— Comment tu vas fêter ça ?
— Avec les potes, on va séclater toute la journée!
— Attention, ne bois pas trop, tu risques d’avoir des problèmes ! Et rentre avant le coucher du soleil, je ne veux pas rester seule. Mais avant de sortir veux-tu voir si l’eau chaude est branchée dans la salle de bain ?
— Bien sûr maman. Et change de fringues parce que tu ressembles à une campagnarde avec ces habits !
— Mais comment veux-tu que je m’habille ?
— Habille-toi comme une femme moderne ! Mets des fringues qui vont avec ton âge ! Ceux que t’a apportés tante khadija de Casablanca !
— Ton père n’aime pas que je porte ces vêtements !
— Au diable mon père et ce qu’il veut ! Puisqu’il n’est pas là, fais ce qui te plaît et ne te soucie de rien maman.
— Je ne sais quoi dire, on verra ça après.
Il faisait une chaleur torride ce jour-là. L’alcool coulait à flot dans la cabane qui nous abritait, mes copains et moi. Il y avait des filles et on s’amusait comme des fous. Fatigué et complètement bourré, je décidai de rentrer chez moi. Une fois dehors, je constatai qu’il faisait déjà nuit. Je pris un taxi. Sur le chemin, je m’achetai deux bouteilles de vin rouge au marché noir. Je comptais continuer la fête sous le toit du monstre.
Quant je fus à la maison, je hélai ma mère. Pas de réponse. Mais l’air était inondé d’un parfum de femme fort et excitant.
— C’est toi mon chéri ?
— Oui maman, qu’est-ce que tu fais ?
— Un instant, j’arrive.
Je m’installai dans le grand salon, à la place même du patriarche et j’ouvris la première bouteille. A peine versai-je le premier verre que ma mère apparut.