1 Départ précipité
En des temps si lointains qu’aucune mémoire ne saurait témoigner des événements, les dieux antiques de première et de seconde génération rassemblés au palais mystérieux de l’Olympe attendaient les décisions de celui qui s’acquittait en ce lieu des obligations souveraines. Zeus fourragea dans son épaisse barbe grise en signe de réflexion.
Nos émissaires sont formels, maugréa le maître de l’éclair et du tonnerre, mon frère Hadès a placé les cohortes des Enfers en ordre de bataille. Il s’apprête à envahir le monde des hommes.
L’ombre grandissante de la menace drapa l’éclat du soleil dans un linceul sanglant.
Nous lui rendrons chacun des coups portés ! s’emporta Arès déterminé.
Le dieu des dieux dans une grimace délaissa sa coupe d’ambroisie dont la saveur lui paraissait amère.
Non mon fils, gronda-t-il le point serré, tu es trop prompt à te jeter dans la bataille. Nous n’interviendrons pas cette fois, la dernière guerre a été trop coûteuse, nos troupes sont à peine reconstituées.
Les mémoires ne pouvaient occulter les terribles affrontements entre les Olympiens et les Titans, les incessantes luttes meurtrières ni les grands bouleversements qui en avaient suivi. Poséidon soucieux rompit un silence circonspect.
Les mortels pourront-ils affronter la menace, mon frère ? Ils semblent inconscients du danger.
Ils se battront, leur nature les y poussera, mais vaincre Hadès demandera davantage que de la bravoure. Ces humains sont trop prévisibles à confondre orgueil et arrogance. Quoiqu’il en soit, affirma Zeus à l’intention de son fils Arès dont le goût immodéré pour la violence faisait frémir jusqu’au sommet de l’Olympe, nul d’entre nous ne participera à ce combat.
Ainsi allait le monde en cette époque troublée, les dieux se montraient impuissants à défendre ce qu’ils avaient créé.
Mon père, gémit Aphrodite partagée entre crainte et respect, puisque vous refusez de vous engager au côté des hommes, permettez à une de mes protégées d’acquérir mes conseils.
Le palais de l’Olympe résonna de quelques remarques moqueuses aussitôt jugulées par le maître des lieux.
Inciterais-tu une femme à prendre les armes, ma fille ? s’offusqua-t-il dans un grondement de tonnerre. Les mortels n’apprécieraient pas de confier leur destin à l’une d’entre elles.
Celle-ci pourrait bien nous surprendre, Athéna soutenue par Artémis a parfait son éducation. Je place toute ma confiance en elle.
Quelque peu amusé par la proposition saugrenue, Zeus retrouva goût à l’ambroisie et au nectar dont les dieux tiraient leur immortalité.
Soit, ma fille, conseille ta protégée. Mais n’oublie pas, tu ne sauras intervenir dans cette aventure.
La nuit plongeait le palais de Kastanas qui deviendrait plus tard la Macédoine dans le silence. Hormis les gardes chargés de la défense des femmes, les hommes en âge de porter les armes accompagnaient le régent Alphée parti le matin même en campagne contre Agamemnon, roi de Mycènes. Ce dernier se prévalait d’unir à son profit les nombreuses cités-états de Grèce.
Lysippé dormait profondément en l’absence de son époux. Pamphile, le guerrier dont le seul nom faisait frémir, se réconfortait sans doute à la couche d’une des nombreuses courtisanes qui suivaient l’armée. L’adultère commis avec une certaine discrétion sitôt leur union consommée se pratiquait désormais à la vue de tous.
Était-ce la faute de l’épousée si leur fils disparu ne laissait pour héritières que des filles, trois princesses qui maniaient le glaive et le verbe avec une semblable dextérité, trois muses inspiratrices chantées par les poètes, dont les charmes célébrés au-delà du Mont Athos attiraient une meute de prétendants obséquieux prêts à sacrifier leur fortune en échange d’un lien royal ?
Non, Lysippé ne pouvait se satisfaire du destin cruel voué à sa progéniture de finir dans la couche d’hommes vaniteux à l’image de son époux, dans l’allégation d’alliances politiques. Les rois de Kastanas avaient depuis longtemps érigé la tradition de l’union forcée en acte de loi. Les excès de toutes natures perpétrés à l’encontre des femmes en ces temps immémoriaux témoignaient de l’idéologie malsaine qui submergeait l’humanité.
Qui est là ? s’exclama-t-elle sur la défensive, convaincue d’une présence dans la chambre.
Un courant d’air se matérialisa au pied de la couche. La femme aux longs cheveux roux s’attacha à ramener le calme.
Détends-toi, mon enfant. Je t’apparais en songe car nul ne doit connaître la raison de ma venue.
La déesse de l’amour n’avait pas visité la princesse depuis une quinzaine d’années, à l’occasion de la naissance de Danaé, la dernière fille de Lysippé. Alors Aphrodite avait entendu ces mots de la bouche même de sa protégée :
« Ma vie est une usurpation. Je suis venue au monde avec une âme de guerrière, non avec celle d’une épouse soumise et timorée. Le joug d’un homme ne saurait me combler, moins encore si celui-ci dispense ses faveurs à tort et à travers. Mon ventre ne portera plus d’enfants. »
Aphrodite en châtiment avait jeté un sort à l’impertinente, son fils Tanaïs avait peu à peu sombré dans la démence. Refusant de céder à ses pulsions, celui-ci avait parcouru le monde pour se jeter dans le fleuve qu’on nomme aujourd’hui le Don. Ce fait avait scellé le désamour entre la princesse et son époux.
Qu’exiges-tu de moi, grande Aphrodite ? s’émut Lysippé soucieuse de connaître la raison de la présence divine. Quel dessein sournois se cache derrière la courtoisie de ta visite ?
Pars pour l’Anatolie avec tes filles. Entraîne toutes les femmes que tu rencontreras dans ton sillage, elles deviendront sous ton égide de farouches guerrières. Mais n’oublie jamais, ton peuple devra se passer des hommes.
L’effet de surprise passé, la princesse réfléchit un instant.
Pourquoi exiger l’impossible, serait-ce un autre châtiment pour une offense vieille de quinze ans ? Une nation ne peut se concevoir sans géniteurs.
Laisse le passé au passé, se fit rassurante Aphrodite, les réponses t’apparaîtront le moment venu. Le salut viendra des femmes ou ne sera pas.
Le regard affûté, Lysippé tenta de percer à jour les intentions réelles de la déesse. Les maîtres de l’Olympe avides de distractions passaient leur temps à imposer des défis aux mortels pour le seul plaisir de les voir s’ébattre dans les affres de l’existence.
Je conçois mal ton ardeur à concevoir un tel royaume. Pourquoi entraînerai-je mes filles dans cette folie ?
N’aurais-tu échangé quinze ans plus tôt le destin d’une épouse soumise contre celui d’une guerrière ? Porte l’espoir loin de ce lieu dénoncé par les dieux, le monde réclame la force de ton caractère, la droiture de ton esprit, l’énergie de ton bras. Les femmes sous ton commandement affronteront les armées du terrible Hadès.
La mâchoire de Lysippé se crispa sous l’effet de la colère.
L’issue de la guerre entre les divinités dépendrait donc des mortels. Pourquoi Zeus t’envoie-t-il supplier mon aide ? L’Olympe serait-il à ce point menacé ?
Non, mon enfant, le maître des Enfers se prépare à envahir votre monde.
Pourquoi les femmes ? implora la princesse soudainement consciente de la menace. Pourquoi moi ? Un héros aurait le pouvoir de mener cette guerre, comme par le passé.
Aphrodite lassée des atermoiements de sa protégée consentit à lui donner la raison de son intervention.
Le puissant Zeus refuse de soutenir les hommes, aucun ne devra contester ni prendre part à l’autorité dans ton royaume.
Un souvenir heurta la mémoire de la princesse, elle comprenait pourquoi Artémis lui avait ordonné de s’initier avec ses filles aux arts de la guerre, instruction dispensée par Athéna. Qu’une femme, même princesse de sang, porte un intérêt au maniement des armes était une aberration dans le royaume de Kastanas.
Repose-toi, conseilla Aphrodite, un long voyage t’attend. Je ne pourrai intervenir mais je te guiderai dans ton aventure. Tu as ma confiance.
Lysippé se rendormit, consciente du besoin de prendre des forces. Le calme régna de nouveau sur l’immense palais de pierre de taille. La déesse sous la forme d’un courant d’air abandonna sa protégée. Il lui restait à trouver au sein de l’Olympe quelques alliés capables de la soutenir sans froisser le caractère ombrageux de Zeus.
Hélène contempla un instant son amante endormie, avec dans la poitrine ce curieux pincement dont étaient faites les prémonitions. La veille encore, la savoureuse Hermia lui avait offert l’indicible plaisir qui embellissait leurs nuits. Cependant, la traîtresse au sein généreux et à la croupe appétissante se laissait aussi aller à la couche d’Admète, un des jeunes courtisans dont le régent aimait s’entourer.
Vêtue d’une longue tunique de lin, la fille aînée de Lysippé abandonna la chambre au dallage froid, en proie à un malaise. La relation charnelle entre femmes restait un crime puni de mort. Son oncle le régent, l’eut-il souhaité, ne pouvait la protéger indéfiniment du châtiment infligé à celles qui refusaient de se soumettre au plaisir des mâles. Elle aurait bientôt le choix de prendre un époux ou de mourir.
Hélène retrouva ses surs installées devant leur mère dans la salle réservée aux repas des femmes, les hommes mangeaient à part. Si la pauvreté les contraignait à partager l’unique pièce d’une demeure, les épouses remplaçaient les esclaves dont le manque de fortune les privait, elles se nourrissaient en dernier.
Bonjour, mère. Avez-vous bien dormi ?
Lysippé délaissa une assiette de fruits fraîchement cueillis dans le verger du palais.
Mon aînée ! Enfin te voici. Nous avons à parler.
La chaleur lourde incita Hélène à boire un gobelet d’eau, puis elle s’installa à la table de cèdre, bois prisé pour éloigner les insectes. Incapable d’ingurgiter le repas du matin composé de pain trempé dans du vin pur, elle se contenta d’une poignée de dattes.
Nous vous écoutons, assura la princesse consciente de l’impatience de ses surs de connaître la raison du rassemblement familial.
Lysippé observa sa progéniture. Hélène, l’aînée de vingt ans qui lui ressemblait tant, inspirait les poètes par ses formes accomplies. La cadette, nommée Thémis dix-sept ans plus tôt en l’honneur de la seconde épouse de Zeus, tentait de voiler sa féminité délicate. Enfin, avec quinze printemps depuis peu, Danaé surprenait par une beauté parfaite, au point de susciter l’admiration de tous.
J’ai reçu cette nuit en songe la visite d’Aphrodite dont le dessein m’a été révélé. Nous devons partir.
Partir ? s’étonna Danaé dont les grands yeux s’illuminèrent d’un sombre éclat. Les divinités auraient-elles perdu la raison ?
Le palais de Kastanas n’est plus notre demeure, désormais, nous devons rejoindre l’Anatolie au plus vite.
Nulle n’eut osé contester les paroles d’une déesse de la seconde génération, une fille de Zeus capable de commander comme son père à l’éclair et au tonnerre. Mais la nature féminine ne pouvait se contenter de si peu.
Aphrodite vous aura certainement dévoilé son ambition ultime, mère, chercha à comprendre Hélène. Je vous en prie, dites-m’en davantage.
Hadès fait peser une menace sur les mortels, reprit Lysippé posée, mais Zeus refuse d’intervenir. Seules les femmes pourront s’y opposer selon la déesse, elle souhaite nous voir fonder une nation de femmes aptes à manier les armes.
Voici une requête bien singulière ! s’esclaffa Hélène stupéfaite. Les hommes ne me manqueraient certes pas. Pour autant, se passer d’eux me paraît insensé.
L’idée d’un peuple de guerrières est plaisante, médita Thémis à haute voix. Sans partager les ardeurs de ma sur, un destin hors du commun est préférable à un sombre avenir entre les murs de Kastanas. Quand partons-nous ?
Le silence s’appesantit un instant dans la grande salle aux murs blancs rehaussés des tentures achetées à prix d’or aux marchands phéniciens, sur lesquelles des hommes nus et noirs chassaient quelques animaux bizarres.
Demain. Et toi Danaé, tu ne dis rien ? s’adressa Lysippé à sa dernière. Cette affaire te concerne aussi.
Je laisse à mes aînées le soin de soulever les questions, mère. Pour ma part, je vous suivrai au bout du monde.
Bien, je vous demanderai la plus grande discrétion, personne ne doit connaître nos intentions. Zélie et Sypsô nous apporterons leur soutien.
Était-ce l’instinct ou l’odeur des haillons, le garde à la porte nord laissa filer la lourde carriole à bras tirée par quatre fermières en direction des champs, mieux valait fouiller le chariot du marchand pressé de s’introduire dans la cité. Les espions de Mycènes redoublaient d’ingéniosité pour investir Kastanas ces derniers temps.
Remuez-vous ! ordonna-t-il aux paysannes d’apparence inoffensive sur le ton de la moquerie. Votre chargement est si lourd pour avoir recours à autant de bras ?
Nous y allons, remarqua la plus âgée tête basse. Tâche de rester vigilant.
La sentinelle prit soin de ne pas souiller sa traditionnelle tunique de lin blanc sous les renforts de cuir de son armure.
Trouve le temps de te laver au lieu de m’enseigner mon devoir, rétorqua-t-il irrité. Vous empestez.
Les femmes tirèrent le chariot vers les marécages encerclant la cité sans répondre, les murailles de Kastanas disparurent bientôt derrière un coteau couvert de vignes dont les lourdes grappes rosissaient sous le soleil. Lysippé indiqua un corps de ferme au loin, première étape du long voyage. Deux servantes liées à sa personne, qui avaient arrangé la veille les préparatifs de la fuite, attendaient leurs protectrices afin de participer à l’aventure. Désireuses de ne pas attirer l’attention, aucune ne prit le risque de s’avancer à la rencontre de la famille princière.
Quelques paysannes courbées sous le poids de leur propre fardeau ne reconnurent pas les princesses vêtues de haillons. Depuis toujours l’habit faisait le noble. Les époux aux travaux des champs, elles allaient proposer les maigres fruits d’un incessant labeur au marché quotidien de Kastanas. Le peuple, trop occupé à survivre dans des conditions précaires, prêtait peu d’attention aux puissants.
Le soleil atteignit son zénith quand les servantes rassurées se précipitèrent à l’arrivée des princesses. Lysippé apprécia de pouvoir se libérer du brancard de la charrette dont la sangle marquait son épaule endolorie.
Le garde de la cité disait vrai, grimaça Hélène, l’odeur pestilentielle de nos hardes devient insupportable.
Les quatre se dévêtirent en silence à la porte béante de la grange pleine des senteurs de paille fraîchement coupée.
Voici des tuniques propres, prévint Sypsô en versant de l’eau tiède dans un grand bac en bois. Le repas vous attend, Parthénia s’impatiente.
Les robes de lin ceintes à la taille de larges bandes de cuir remplacèrent les oripeaux que le paysan s’empressa de jeter dans un feu de détritus. Enfin débarrassées de leur apparence de souillons, les princesses s’engouffrèrent dans la grande bâtisse de bois couverte de torchis.
J’apprécie de vous revoir une dernière fois, soupira la vieille femme affairée devant le foyer de l’unique pièce d’où s’échappait le fumet d’un ragoût de porc. Vos sourires me manqueront, mes enfants.
Parthénia dans sa jeunesse avait allaité Lysippé jusqu’au sevrage. Les liens du sein à l’origine d’un attachement sincère, la tendresse de la paysanne s’était reportée ensuite sur les filles de la princesse comme celle d’une grand-mère bienveillante.
Ainsi, au début de l’histoire qui embrasa les mondes à l’époque où les souverains de Kastanas tentaient de juguler la volonté de domination de Mycènes, Lysippé contempla avec bonheur sa progéniture embrasser les joues parcheminées de sa mère nourricière. Enfin, elle enlaça la vieille femme à son tour.
Je n’oublierai jamais ta générosité, ma douce amie, je m’en vais répondre à l’appel de l’Olympe.
Les historiens retiennent les guerres d’hégémonie des rois grecs. Ils ont cependant oublié Lysippé, désireuse de forcer son destin sur le conseil d’Aphrodite, avec la ferme intention de libérer les femmes soumises aux caprices des hommes, indépendamment de leur condition ou de leurs origines.
Tu ne parais guère surprise des exigences de la déesse de l’amour, releva Parthénia incapable de se résigner.
Plus rien ne m’étonne de la part des divinités, ma douce amie. En fait, je ressens cette exaltation depuis toujours. Je ne saurais la contenir plus longtemps.
Le sourire contraint sous un regard voilé, la petite vieille caressa la joue de Lysippé avant de déposer le brouet sur la grande table rectangulaire.
Je l’ai deviné à l’instant où je t’ai serrée contre moi. Tes filles semblent affamées, se reprit Parthénia, mangeons maintenant. Puis vous dormirez un peu.
Oui, soupira la princesse, nous chevaucherons une grande partie de la nuit.
À l’instant de se préparer au départ après un après-midi de repos, Lysippé constata sans surprise la disparition de ses trois filles.
J’ignorais aussi la patience à leur âge.
Vous ne l’avez pas encore apprise, pouffa Sypsô complice.
Celle-ci aida la princesse à enfiler son armure. Le lin durci à la chaleur remplaçait le bronze dont subsistait une feuille au niveau de la poitrine. Le cuir d’une large ceinture, à laquelle pendait le glaive fin, bardait le ventre. Un casque forgé à partir d’une plaque de bronze doublée de feutre parachevait l’accoutrement. Puis elle sortit dans la cour.
Ses filles vêtues également d’une armure enfourchèrent leurs coursiers sous le regard des suivantes installées sur la banquette d’un chariot d’armes et de vivres, dans l’attente de solliciter les mules. Les alentours se couvraient déjà de pourpre crépusculaire, chacune vérifia son équipement une dernière fois.
Les Grecs dans leur ensemble s’entendaient pour dénier ses vertus guerrières à l’arc, considéré comme l’arme des lâches ou un passe-temps au mieux profitable à la chasse ; ils laissaient aux femmes le soin de le fabriquer comme de l’utiliser. Conseillées par Artémis la vierge farouche, celles dont l’histoire vous est narrée avaient su se rendre expertes dans son maniement.
Aussi, les cordes des arcs en bandoulière maintenaient fermés les amples manteaux noirs de laine destinés à protéger les cuisses et les bras dénudés de la morsure éventuelle du froid nocturne. Ces capes rendaient en outre leurs porteuses plus difficiles à discerner dans la pénombre.
Voici venu le moment de l’adieu, murmura Lysippé penchée à l’oreille de sa mère nourricière. Merci pour tout.
C’est un voyage sans retour, n’est-ce pas ? grimaça la petite vielle les larmes aux yeux, les mains tendues vers la cavalière.
Ne pleure pas, ma douce amie, mes pensées voleront vers toi si souvent que tu me penseras à tes côtés.
Le départ ordonné, elle abandonna enfin son existence de princesse au profit d’un avenir de reine d’un royaume à édifier pour la sauvegarde des mortels selon Aphrodite. Aucune nostalgie ne l’assaillit à l’instant de piquer sa monture du talon.
Son époux parti en guerre en Argolide au sud, Lysippé pouvait sans risque se faufiler au nord vers la Thrace dont une grande partie restait insoumise à l’hégémonie grecque. Prérogative de la jeunesse, ses filles se ravissaient de chevaucher à l’aventure vers une destinée peu commune.
Le soleil se coucha derrière les monts Silas à l’ouest, le ciel revêtit une tunique bleue parsemée d’étoiles scintillantes qui donnaient à la piste de terre l’apparence d’un serpent gigantesque ondulant entre les oliveraies et les champs d’orge.
Mère, l’interpella de ses pensées Danaé, contez-nous encore la visite d’Aphrodite à votre chevet. Avait-elle le long cheveu roux ondulé que les poètes lui prétendent ? Portait-elle un grand drap blanc autour de la taille sous le sein dénudé ?
La curiosité de la princesse amusa ses surs sous le regard attendri des suivantes brinquebalées sur la banquette du lourd chariot.
Oui ma fille, elle m’apparut ainsi. Il faudra en conserver le souvenir vivace pour reproduire son image le temps venu, continua Lysippé d’une voix douce. Sa beauté, sans vouloir l’offenser, ne saurait supporter la comparaison avec la tienne. Cette raison l’incita à se pencher sur ton berceau quinze ans plus tôt.
Pourquoi ne me visite-t-elle pas dans mon sommeil ? s’offusqua Danaé intarissable. J’aimerais évoquer mon avenir sous sa gouverne.
N’aie crainte, la déesse jugera bon de te parler politique le moment venu, ma fille. Tu dois te laisser grandir afin de devenir la femme accomplie qui fera de toi une reine au règne d’or, comme tes surs.
Y-a-t-il des princes là où nous allons ? s’emporta la jeune fille rêveuse. Il vous reviendra de nous marier en l’absence de notre père. Je serai comblée si votre jugement se porte sur un amateur de chevaux.
Tu ne te soumettras jamais à un prince, reprit Lysippé dont le rire s’envola sur le haut plateau désert. Aucun homme ne partagera notre existence, vos royaumes seront bâtis sur les décombres de ceux des rois décadents. Notre peuple sera celui des femmes guerrières, Aphrodite l’a ordonné.
Mère, vous vous moquez, conclut Danaé sans se départir de son humeur joyeuse. Les hommes sont indispensables, qui ensemencerait les ventres ?
Thémis sourit à Hélène dans la pénombre, leur mère par son incomparable science de la narration saurait leur faire oublier la longueur du voyage à venir.
L’homme ne fait pas le père, Danaé, il se veut le maître. Accepterais-tu de te savoir livrée à la convoitise d’un époux dont l’unique intention serait de te maintenir sous sa coupe ?
L’hésitation de sa dernière démontra à Lysippé combien les générations de servitude avaient mené à un état de dépendance. Pamphile ne l’avait-il pas asservie vingt longues années durant ? Sa tâche s’annonçait laborieuse.
Moi non ! s’insurgea Hélène. J’estime les femmes pour la beauté de leurs formes, aussi car j’aspire à l’égalité dans l’union de deux êtres.
Te connaissant, chère sur, souligna Thémis moqueuse, je m’étonne qu’Aphrodite ait fait appel à notre mère et non à toi. Quel homme de Kastanas n’auras-tu abusé en le remplaçant dans sa couche auprès de son épouse ? J’en ai vu plus d’une s’empourprer de tendresse afin d’obtenir ou de conserver tes faveurs. Ton adresse dans l’art de séduire les femmes est légendaire.
Et toi ma cadette, reprit Lysippé conquise par la bonne humeur, te destines-tu à un prince comme Danaé ou à une femme comme ton aînée ? Te voici en âge maintenant.
Je verrai cela le moment venu, gronda Thémis revêche, la chasse à l’arc m’inspire davantage. Mais une éventuelle union sera bâtie sur le respect, c’est une certitude forgée à l’étude des exemples qui ont bercé mon enfance.
Je te fais confiance, ma fille. Personne dans ce monde ou dans un autre ne saura te garder en cage.
Le cortège progressa une partie de la nuit dans une relative tiédeur amenée par la proximité de la mer Égée. Les contours dentelés du massif du Pangée frontalier avec le pays thrace redessinèrent bientôt l’horizon sous la clarté lunaire.
Kastanas ne représente plus une menace, reconnut Lysippé satisfaite. Nous chevaucherons les jours suivants sous le soleil, le manque de visibilité rendra la piste de la montagne dangereuse.
La saison chaude s’annonçait, aucune ne douta de passer le premier obstacle dans les plus brefs délais.
Le campement dressé, les aînées soignèrent les montures, Sypsô étendit six épaisses couvertures destinées à adoucir la rudesse du sol. Danaé, dont l’esprit bouillait de questions, se tourna vers sa mère installée devant une flambée de bois mort.
Comment affirmera-t-on la particularité d’un peuple de femmes guerrières ?
Le regard perdu parmi les étoiles, Lysippé soupira devant l’ampleur de la tâche. Elle refusa pourtant de douter. Le sang dans ses veines charriait une volonté décuplée par la certitude d’Aphrodite en la justesse de sa cause.
Je l’ignore, mon enfant, aurais-tu une idée ? La déesse nous demande de délivrer les femmes, aussi notre nom devra inspirer la peur aux hommes.
Réfléchis bien, petite sur, s’amusa Hélène rejoignant le feu de camp, voici une mission d’importance.
Danaé observa son aînée se dévêtir. La pâle clarté de la lune lui renvoya l’image de la silhouette embellie par une blanche tunique de lin pensée par leur mère. Le vêtement noué sur l’épaule droite, porté court sur le haut des cuisses pour préserver toute liberté de mouvement, dévoilait selon la tradition le sein gauche des jeunes filles jusqu’au moment crucial de leurs noces.
La nature a su nous gratifier d’une poitrine remarquable, la marque visible de notre féminité. Les seins charment Éros le dieu des plaisirs amoureux sans déplaire à Gaïa la mère nourricière de tout ce qui vit. Il serait bien de marquer les esprits avec une telle source d’inspiration.
Hélène se laissa tomber sur la couverture avant d’enlacer Danaé avec une tendresse non feinte.
Te voici aussi avisée que belle, adorable sur. Une poitrine possède le pouvoir de rendre les hommes affligeants de bêtise, ton idée me plait.
Lysippé harassée d’une longue journée se laissa également séduire, les seins mazos signifie mamelle en grec étaient avant tout symbole de vie. Elle couvrit sa dernière de l’épaisse couverture puis baisa son front.
La déesse Aphrodite vient déjà de t’inspirer, ingénieuse Danaé, notre peuple sera celui des Amazones guerrières. Tu dois dormir maintenant, le chemin sera difficile dans les prochains jours.
Incapable de trouver le sommeil, Hélène s’éloigna en silence du feu de camp autour duquel toutes sommeillaient paisiblement pour gagner le ruisseau à une cinquantaine de pas. La nostalgie aurait été compréhensible, ou l’appréhension d’entamer une existence à laquelle les précepteurs de Kastanas ne l’avaient nullement préparée ; cependant, seul l’apaisement nourrissait son esprit. Une ombre sortant de l’eau se dessina dans le clair de lune.
Les concubines se mêlent aux guerriers d’Alphée quand tu te morfonds seule sous une couverture rugueuse. Les caresses d’une femme te manquent ?
La princesse sereine observa l’apparition aux longs cheveux noirs tressés derrière la tête, nue comme à son accoutumée ; aucune tunique n’accompagnait l’arc et le carquois abandonnés au pied d’un arbre.
Artémis, je me doutais de ta présence en ce lieu. Chercherais-tu une nymphe pour la séduire ?
En ces temps oubliés où les divinités trouvaient leur agrément à rire des malheurs des mortels, à les provoquer parfois à simple fin de distraction, Artémis jugea opportun de ne pas relever la crânerie. Lysippé avait transmis sa force de caractère à ses trois filles, la sombre attitude de l’aînée le démontrait.
L’infidèle Hermia réchauffe en cet instant la couche d’une sentinelle, elle regrette davantage le départ du courtisan Admète que ton envol. Au moins, son désir d’un homme la retient de dénoncer votre absence, l’alerte n’as pas été donnée au palais de Kastanas.
Sans doute devrais-je m’en satisfaire, soupira Hélène adossée à un hêtre, le regard perdu dans ses pensées.
T’en satisfaire ? Assurément non, susurra la déesse dont le souffle brûla la gorge de la princesse. Malheureusement, tu n’as d’autre choix que de t’en contenter. Je suis ton alliée dans cette aventure, laisse-moi adoucir ta solitude. Je peux prendre l’apparence d’Hermia si tu le souhaites.
Le regard d’Hélène refléta un intérêt sincère pour les formes légères, les petits seins tendus aux pointes orgueilleuses, la toison délicate semblable à un épais duvet. Elle dénoua l’attache de sa tunique, le lin glissa sur sa chair dénudée.
Et me priver ainsi du plaisir de la découverte ? Allons, tu savais me séduire avec la physionomie d’une nymphe naïade, tu sauras m’aimer de même.
Emportée par son appétence, Artémis mordilla le lobe de l’oreille sous les cheveux noirs en corolle puis savoura le sel de la peau du cou fin à la poitrine orgueilleuse. Elle couvrit de baisers suaves un sein dont l’insolente réaction l’enchanta.
Hummm gémit Hélène.
Soucieuse de répondre à l’invite ainsi formulée, elle délaissa la poitrine pour glisser un doigt à l’orée de l’intimité moite. Un second soupir ravit Artémis avide de savourer la chair livrée à son attention. Les narines palpitantes des effluves charnels prononcés, elle poussa son avantage.
Je veux tout posséder de toi, gémit-elle, cherchant un assentiment dans le regard d’Hélène brûlante de fièvre.
Fais-le, gronda la princesse.
Le nez dans la toison sombre, la déesse déposa un baiser sur le calice dont la senteur épicée flatta ses sens. À peine surprise de son propre désir, elle investit le sillon afin de déglutir le miel amer avec avidité, heureuse d’accomplir une fois encore le rituel dont les dramaturges en accordaient la genèse aux nymphes gardiennes de la nature parmi lesquelles elle choisissait ses amantes.
Mais Artémis n’aimait nulle autre qu’Hélène en cet instant. Attentive aux moindres soubresauts du corps impudique livré sur l’autel de leur plaisir, elle laissa libre cours à sa passion. Le parfum de son amante l’entêtait, sa saveur l’enivrait. Le ravissement de l’Amazone, la fierté de se savoir à l’origine de sa félicité, rien ne lui manquait.
Désireuse de donner autant que de recevoir, Hélène repoussa la déesse de la chasse malgré l’impérieux besoin de se laisser aller.
Attends, éructa-t-elle fébrile. Viens.
Artémis, le regard perdu dans celui de son amante, livrée en confiance à ses caprices, se laissa guider dans un étrange enchevêtrement. Les cuisses entrecroisées avec naturel, les conques se cherchèrent, s’effleurèrent puis se pressèrent, les fluides se mêlèrent. La sensation particulière les surprit dans ce face-à-face improvisé, chacune confrontée au désir de l’autre.
Les corps incapables de résister à l’appel des sens s’animèrent aussitôt, mus par une volonté charnelle à son comble. Alors, dans une ardeur commune, elles lancèrent leur bassin en avant. Les souffles se firent saccadés, les gémissements se transformèrent en râles d’agonie. Les jambes enchevêtrées, les bouches ouvertes sur des cris de bonheur contenus, les amantes guettèrent l’inéluctable dans les yeux de leur maîtresse.
Qui d’Hélène ou d’Artémis se rendrait la première n’avait aucune importance. Leurs plaisirs sincères s’enchevêtrèrent, se chevauchèrent en silence. Une apaisante béatitude succéda bientôt à la satisfaction charnelle.
La princesse en amante à peine repue mais superbement confiante en sa destinée se redressa. Artémis silencieuse la vit s’éloigner en direction du campement où Lysippé et sa progéniture dormaient, persuadée que les femmes de Kastanas sauraient tenir tête aux cohortes du terrifiant Hadès.