Ils sapprochèrent précautionneusement de l’endroit indiqué et, à la lumière des torches, ils découvrirent « la bête ». Elle n’était pas très grosse tout juste de la taille d’un chat de trois kilos dressée sur ses pattes arrières ; mais ce n’était pas un chat : personne n’avait jamais vu ce genre d’animal. Son museau pointu évoquait vaguement un loup, sa tête était couverte de poils, mais ses oreilles arrondies lui donnaient un air de chauve-souris.
En tout cas, ce n’était pas un loup ; soit le Père Igor s’était trompé en prononçant la formule magique, soit il n’avait pu faire le bon geste qui lui aurait permis de réaliser une parfaite transformation.
La bête semblait plutôt apeurée par toute cette agitation et n’osait guère bouger. Plus on la regardait, plus elle faisait penser à un animal préhistorique, une sorte de ptérodactyle ; mais Monseigneur Deport décréta de manière péremptoire qu’il s’agissait d’une « Desmodontinae » une chauve-souris vampire.
Ainsi donc le Père Igor était une créature possédée par le diable Il fallait pratiquer de toute urgence une séance d’exorcisme pour le ramener à son état d’origine.
L’évêque prononça une longue diatribe en latin que ni Émilie, ni le juge Mandernié ne comprirent ; d’ailleurs, ils évitaient de se faire trop remarquer, pensant que si le prélat échouait dans son entreprise, il ne manquerait pas d’attribuer la cause de son échec à ces deux hérétiques.
Lorsque le démonologue eût terminé son monologue en latin, il demanda à l’Abbé Zéhassec d’asperger la bête d’eau bénite, ce qui provoqua des cris terrifiants et produisit un intense dégagement de vapeur. Lorsquelle se dissipa, tous virent que la bête avait doublé de volume, et quelle semblait encore plus hideuse.
Monseigneur Deport fit une nouvelle tentative. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, la bête doubla une nouvelle fois de taille. Le Père Plex pria l’évêque d’arrêter ses incantations et le menaça, s’il continuait, de l’enfermer dans la cage ; mais l’Abbé Zéhassec, croyant bien faire, laspergea à nouveau d’eau bénite. Après une nouvelle dissipation de la vapeur, la bête qui leur faisait désormais face était assez impressionnante : elle mesurait environ deux mètres de haut et pesait au moins quatre-vingts kilos.
Aussi beaucoup se reculèrent prudemment vers le fond de la pièce quand l’étrange animal fit quelques pas et s’avança jusqu’au milieu de la crypte. Lorsqu’il tenta de déployer ses ailes, ceux qui étaient restés trop près furent brutalement projetés au sol. Mais la bête comprit rapidement qu’elle ne pourrait jamais voler dans un espace aussi réduit ; alors, résignée, elle monta lentement les escaliers en colimaçon qui menaient à la grande cour de l’abbaye, suivie à distance respectable par la petite troupe.
Parvenue à l’air libre, la bête sauta sur le petit autel et put alors déployer majestueusement ses ailes dune envergure d’une bonne douzaine de mètres ; les moines présents restèrent ébahis devant cet être mythique. Il lui suffit de quelques battements d’ailes pour s’envoler et aller se percher tout en haut de la flèche de l’église, d’où il semblait narguer l’assemblée. Le Père Sonne, aidé de plusieurs moines, fit carillonner toutes les cloches à la volée dans l’espoir de faire fuir cet oiseau de malheur ; ce fut peine perdue : le bruit assourdissant ne gênait pas la créature.
En bas, dans la cour, Monseigneur Deport poursuivait ses incantations. Sa voix devait certainement être sexy car la bête tout comme le reste de l’assemblée se branlait complètement de ses latins salamalecs. Seul l’Abbé Zéhassec semblait l’écouter poliment, mais on voyait bien qu’il commençait à en avoir plein le cul de cette séance d’exorcisme.
Lorsque le soleil fut au zénith c’était le jour du solstice d’été le ptérodactyle s’élança en piqué depuis le clocher. Il y eut alors un mouvement de panique dans la cour ; l’évêque, s’empêtrant dans sa soutane, s’affala de tout son long sur les pavés. Il ne put se relever à temps : la créature ailée, passant en rase-mottes au-dessus de lui, lâcha une énorme fiente verdâtre et putride de plusieurs dizaines de litres qui arrosa copieusement le prélat et ses fastueux vêtements.
Tandis que la bête reprenait calmement sa place au sommet du clocher et semblait se délecter du spectacle, mademoiselle Émilie des Vers Gondés, voyant Monseigneur dans la merde, ne put s’empêcher d’éclater de rire et d’entonner :
Là-haut sur la montagne,
Les deux pieds, les deux mains dans la merde,
Là-haut sur la montagne,
Il y avait un gros cul.
Cette célèbre chanson fut reprise en chur par tous les moines :
Un gros curé de campagne,
Les deux pieds, les deux mains dans la merde,
Un gros curé de campagne,
Qui astiquait son bout.
Son bouquin de prières,
Les deux pieds, les deux mains dans la merde,
Son bouquin de prières,
Prières pour un con.
Un condamné à mort,
Les deux pieds, les deux mains dans la merde,
Un condamné à mort,
Pour avoir trop baisé.
Baisé les pieds de la Vierge,
Les deux pieds, les deux mains dans la merde,
Baisé les pieds de la Vierge,
La Vierge Marie qui pue.
Qui purifie le monde,
Les deux pieds, les deux mains dans la merde,
Qui purifie le monde,
Le monde de là haut.
Etc.
Le prélat, rouge de colère, jurait comme un charretier, vociférant après son vicaire. Bref, il n’était pas à prendre avec des pinces, Monseigneur Deport ; il faisait sa tête de cochon lorsquil quitta sur le champ l’abbaye, vouant les moines à la colère divine.
Ce chant repris à l’unisson avait dû émoustiller Émilie, qui offrait impudiquement son corps aux moines désireux de déposer leur obole dans sa fente ; quant à ses mains et à sa bouche, elles ne restaient pas inactives, semployant à satisfaire leurs lubriques désirs.
Le Père Plex et le juge Mandernié s’étaient retirés pour converser au sujet de cet animal ; ils conclurent un accord afin de ne pas ébruiter cette affaire qui pourrait engendrer des mouvements de panique dans la région. Mais que faire de cet énorme volatile ? Il n’était pas question de le tuer ;
personne ne savait s’il pourrait retrouver une taille amoindrie, ou s’il redeviendrait un jour celui quils avaient connu. Seuls lAbbé Nédictine et le Père SJulien auraient pu sils avaient été moins ivres permettre au Père Igor de retrouver sa forme originelle en laspergeant de vodka.
En fin de journée, alors que le soleil commençait à décliner, la bête s’élança du haut du clocher, ailes déployées, et commença à tournoyer dans le ciel à la recherche de courants ascendants. Tout en décrivant de larges cercles au-dessus de Ker Ozen, elle prit peu à peu de l’altitude. Lorsqu’elle fut suffisamment haut, tous eurent l’impression de voir un oiseau de taille normale. Finalement, elle mit le cap à lest, franchit les Montagnes Noires et disparut à l’horizon, avec le secret espoir de pouvoir sabreuver de vodka afin de reprendre une apparence humaine.
Nul ne sut ce qu’elle devint, et on n’en entendit plus jamais parler.
Il fallut bien évidemment faire part aux religieuses de Mouillépartansec, à l’occasion de leur hebdomadaire partouze, de la disparition du Père Igor ; il fallut négocier leur silence contre le phallus de quartz rose, ce qui entraîna d’âpres discussions pour la détention de cet objet, car certains moines auraient bien voulu le garder.
Finalement, le sexe de pierre fut confié à la Mère Cibocou qui dut également accepter, en guise de relique, le baculum car il avait été aussi convenu que les surs devraient porter le reliquaire chaque année en procession aux trois chapelles. Ainsi en avait décidé, malgré le peu de foi du Père Igor, l’Abbé Rhit.
Il ne reste désormais plus aucune trace de Ker Ozen ; seul subsiste un lieu en forêt de Brocéliande dénommé « Le jardin des moines ». Une légende raconte ceci :
« Autrefois, des moines de la région passaient leur temps à festoyer avec les seigneurs locaux. Un jour de débauche, Saint Méen les surprit et tenta de les ramener à une vie plus monacale, mais ils le chassèrent en se moquant de lui. La punition divine ne fût pas longue à arriver : ils furent aussitôt changés en pierres sur le lieu même de leurs ripailles. »
De nos jours encore, au début du mois de juin se déroule le « pardon du Père Igor », où une relique du bon Père est portée en procession par des religieuses à travers la lande bretonne entre les trois chapelles ; un il situé sur la projection de leur centre pourrait constater quelles délimitent un triangle équilatéral juste et parfait. L’Abbé Lelurette, qui préside depuis peu cette cérémonie, ne saurait dire quelles sont les origines de ce pardon qui date de plusieurs siècles ni ce que peut bien contenir ce fameux reliquaire.
Après la cérémonie religieuse, dans la grande prairie située juste au centre de ce triangle se tient alors un grand fest diez précédant le fest noz, où musiques et chants celtiques entraînent la foule de danseurs en une longue sarabande endiablée ; et ils ne manquent pas d’aller se restaurer sous un grand chapiteau où l’on peut déguster crêpes, galettes, frites, saucisses et merguez, foie gras aux truffes du Périgord, tenu efficacement et dans la bonne humeur par le célèbre maître-queux Al-Ouilda Rachid.
Fin
J’adresse mes remerciements à Monsieur le Comte de Feule pour l’aide apportée à cette histoire, qui je l’espère, vous aura fait rire,
à défaut d’autre chose….
PM