Ce nest pas facile de se construire dans la France daprès-guerre quand on ne sait pas doù on vient. Cest exactement ce que jai vécu. Je mappelle Ernest et je suis né en 1945.
Enfant, quand jai demandé à ma mère qui était mon père, elle a éludé la question. Puis un jour, quand elle a jugé que jétais assez grand, et surtout pour calmer mes interrogations, elle ma dit quelle avait eu une courte relation avec un soldat américain venu libérer la France et quil était parti très vite sans prévenir. Elle mavait donné un nom et une photo que jai gardée religieusement durant des années.
Jai longtemps vécu avec cette illusion et Jen étais fier jusquà ce quun jour je puisse moffrir un voyage aux USA. Officiellement, je partais en vacances, mais en réalité Jy allais pour tout autre chose. Javais passé le demi-siècle et mes enfants étaient grands. Avec ma femme, on a pris lavion, direction Los Angeles. Mon but était le bureau de liaison de lUSAF sur Wilshire Boulevard. Jespérais y trouver des renseignements sur mon père, retrouver sa trace, et pourquoi pas le rencontrer.
Ça faisait longtemps que je prévoyais un tel voyage. Depuis la naissance de mes enfants, en fait. Jouer avec eux, les voir grandir, ça avait progressivement réveillé chez moi ce désir de connaître mes origines, ou du moins ça lavait grandement renforcé car jai toujours secrètement rêvé de me retrouver en face de mon père biologique. Depuis ce moment, je nai cessé de me renseigner comme je le pouvais, mais sans succès ; nous nétions pas à lair dInternet à lépoque et, en plus, il me fallait travailler. Je navais que très peu de temps pour moi. Cest lors dun voyage à Paris où jai rencontré une femme par hasard, fille elle aussi dun soldat américain, que jai eu un début de piste.
Cette femme mavait raconté que son père avait dû partir précipitamment, du jour au lendemain. Mais sa mère, qui semblait avoir plus dinfos sur lui que la mienne nen avait sur mon père, a fini par retrouver sa trace. Ma nouvelle amie me raconta quil y avait un bureau de liaison à Los Angeles, et quun département pour les enfants nés comme nous dunions franco-américaines existait. Jai donc préparé ce voyage, mais ça a pris du temps. Un tel voyage coûtait cher, et avec ma femme qui ma toujours soutenu, on avait nos enfants.
Cest donc une fois que mes enfants ont été grands que je pouvais mabsenter, et surtout me payer ce voyage, que je suis parti. Après un vol interminable, je navais quune hâte en descendant de lavion : prendre un taxi direction Wilshire Boulevard. Mais il était préférable daller à lhôtel dabord pour se reposer et se laver. Je misais beaucoup sur ce voyage, trop selon mon épouse qui mavait mis en garde sur la possibilité de revenir bredouille.
Le lendemain, jétais devant le bureau de liaison, anxieux. Dans ma main droite, je tenais mon dossier avec les maigres infos que jétais parvenu à avoir. Ma femme me tenait lautre main pour me donner du courage. Nous sommes entrés, et ma femme a tenu le rôle dinterprète, nétant pas certains davoir un niveau danglais suffisant. Nous y sommes restés plusieurs heures. Après avoir exposé mon histoire et ma démarche, ils ont fait des copies des documents que javais, ont pris mes coordonnées et mont dit quils me recontacteraient. Ayant eu de nombreuses demandes de ce type depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, et compte tenu quil allait falloir fouiller dans les registres de lépoque, ils mont bien signifié que ça allait prendre du temps. Je suis sorti de cet entretien plein despoir, mais également inquiet quils ne mannoncent une mauvaise nouvelle.
Comme nous étions là pour quinze jours, on en a profité pour jouer les touristes et on sest bien amusés. La veille de notre départ, nous sommes retournés au bureau de liaison, mais ils navaient aucune nouvelle. Moi qui espérais tant revenir avec des infos, cétait raté.
Ce nest que plusieurs mois plus tard quun courrier est arrivé chez moi. Dans ce courrier, il était mentionné quil leur avait été impossible de retrouver mon père. Le nom que je leur avais donné était inconnu au bataillon et la photo correspondait à celle dun vieux journal des années 40 nayant aucun rapport avec larmée américaine. A ce moment-là tout seffondra.
Cest là que je suis allé voir ma mère qui fut surprise de savoir que jétais allé aussi loin pour retrouver mon père. Devant tant de détermination, elle mavoua mavoir menti. Jétais furieux car durant tout ce temps javais vécu dans le mensonge. Je me suis mis à envisager toutes les possibilités. Je savais que ma mère et ses parents était juifs, mais elle mavait élevé de manière laïque. Cest pour ça que je navais pas été circoncis et que javais mangé du porc régulièrement durant mon enfance. Ma mère ne voulait pas que je sois différent des autres. Je savais aussi que ses parents avaient été embarqués par les Allemands deux ans avant ma naissance. Ma mère mavait eu à dix-neuf ans. Pour mavoir menti, elle avait dû vivre des horreurs, mais je voulais savoir. Jétais même prêt à envisager quelle ait couché avec un soldat allemand pour sauver sa vie ou que sais-je encore. Vu les circonstances de lépoque, jétais prêt à lui pardonner, mais je voulais savoir. Devant son mutisme, je suis reparti fâché, et nos rapports complices depuis toujours se sont dégradés.
Durant les années qui suivirent, je ne suis quasiment plus allé la voir. Nos rapports étaient devenus tendus jusquà ce quen 2002, ma mère tombe malade. Ça sentait la fin et jai arrêté de jouer au con. Je suis allé la voir dans sa chambre dhôpital où elle avait été admise ; elle nallait vraiment pas bien. Durant des années, elle avait été tout pour moi et javais toujours été tout pour elle. Elle ne sétait jamais mariée et navait pas eu dautres enfants. Elle avait bien eu quelques relations passagères, mais pas assez sérieuses pour que ça donne quelque chose. Peut-être avait-elle vécu un évènement traumatisant qui lavait poussée à ne pas aller plus loin ? Je me suis excusé, on a parlé ; mais comme elle était très fatiguée, le docteur ma demandé de la laisser. Cest en partant quelle me glissa dans la main un petit bout de papier.
Je suis reparti, et cest dans la voiture que jy ai lu ces quelques mots : « Sous le vieux chêne dans mon jardin, tu trouveras un début de réponse. » Depuis aussi longtemps que je me souvienne, elle avait toujours vécu dans la même maison avec un petit jardin. Cétait une masure qui appartenait à un couple qui lavait logée. Ce couple ayant perdu leur fils à la guerre, ils nous avaient recueillis au point quils nous considèrent comme de la famille. Je les avaient toujours vus comme mes grands-parents. Quand ils sont morts, javais quinze ans, et ma mère a hérité de la maison. Dans ce jardin, il y avait un chêne, aujourdhui centenaire, et je me souviens quelle avait planté des fleurs autour de lui à une certaine époque. Je connaissais ma mère : peut-être y avait-elle caché autre chose ? Des informations sur mes origines, peut-être, enterrées dans le jardin ? Par respect pour elle, jai décidé alors de ne me lancer dans cette nouvelle quête quaprès son décès.
Ce nest que quelques semaines plus tard, le jour de son enterrement, quune jeune femme qui travaillait à la maison de retraite mapprocha. Elle avait sympathisé avec ma mère et était présente pour lui rendre hommage. Elle était là également pour me donner une enveloppe contenant une lettre ainsi quune petite clé. Ce nest quune fois rentré chez moi que je lai lue.
« Mon cher petit,
Je sais que tu as toujours voulu savoir qui était ton père, et cest légitime. La vérité, cest que cette histoire, je ne veux plus en en entendre parler. Elle fut traumatisante et je nai plus le courage de laffronter en face de nouveau.
Tu trouveras une boîte enterrée au niveau des racines du vieux chêne, dans le jardin. Tu y trouveras un début de réponse.
Même à distance et à lécrit, je nai pas le courage de tout te dire tellement jai honte de ce que jai vécu.
Jespère que tu me pardonneras,
Ta maman qui taime. »
Visiblement, mon histoire devait être chaotique. Jétais à la fois pressé de savoir mais aussi inquiet de ce que jallais découvrir. Cest avec ma femme et mon fils aîné que nous sommes allés chez ma mère. Nous avions prévu de vendre sa maison après lavoir vidée, mais avant il me fallait creuser. Mon fils et moi avons creusé tout le parterre de fleurs autour du tronc sur une certaine épaisseur quand mon fils trouva la fameuse boîte, et cest tous les trois que nous en avons examiné le contenu.
Cétait une boîte en fer à la peinture écaillée, verrouillée par un cadenas. Jai alors sorti la petite clé qui accompagnait la lettre et jai ouvert la boîte. Dedans, jai trouvé une vingtaine de cahiers, chacun étant estampillé dune année. En prenant le premier et en feuilletant les premières pages, jai vite compris que cétait une sorte de journal intime car jy ai lu des évènements que javais vécus. Comprenant ça, jai de suite regardé les dates, mais malheureusement le premier commençait en 1946. Ayant confiance en ma mère, on se les est distribués et on les a lus tous les trois.
A la fin de la lecture, je navais rien appris de plus que je ce savais déjà, si ce nest que ma mère avait fait beaucoup de sacrifices pour me garder avec elle. Cest alors que je commençais à désespérer que ma femme minterpella. Dans le tout premier, une phrase avait retenu son attention. Elle venait darriver en ville et avait trouvé refuge dans une pension.
« Jai enfin trouvé un travail. Avec des efforts, je vais pouvoir élever mon petit Ernest. Jai eu peur de devoir labandonner, mais tout semble sarranger. Il ne me reste plus quà trouver un logement et je pourrai enfin gommer de ma vie ce qui sest passé au Bois Brûlé. »
« Le Bois Brûlé », ce nom ne me disait rien. Heureusement, mon fils a fait des recherches pour moi sur Internet qui commençait à se démocratiser, et il a découvert un lieu-dit de ce nom à plusieurs centaines de kilomètres de la ville, dans un trou perdu. Cest comme ça quavec ma femme nous y sommes allés, en espérant ne pas se tromper.
Une fois dans le village, on sest dirigés vers la mairie. A côté de lhôtel de ville, il y avait une stèle avec des noms gravés dessus et une phrase : « A nos chers disparus, victimes de la barbarie. » En regardant les noms, jai tout de suite vu « Simon et Rachel Weber » : mes grands-parents qui sétaient volontairement sacrifiés pour sauver ma mère, daprès ce quelle mavait dit.
Une fois dans la mairie, nous avons eu la chance de croiser le maire. Un homme un peu plus âgé que moi, visiblement. Quand je lui ai exposé la raison de ma venue, il nous a guidés dans son bureau.
— Alors comme ça, vous vous appelé Ernest Weber. Il y a un lien avec Simon et Rachel dont les noms sur gravés sur le monument aux morts ?
— Oui : cétaient mes grands-parents.
— Vos. vos grands parents ? Vous êtes le fils de Sarah Weber ?
Le fait quil connaisse le nom de ma mère était bon signe : jétais sur la bonne voie.
— Oui, et daprès ce que jai appris, ma mère aurait vécu ici quelque temps.
— Je me souviens de ce qui sest passé. A lépoque, je devais avoir six ou sept ans. Les Weber avaient fui leur maison à cause des Allemands et sétaient réfugiés dans la ferme du vieil Hyppolite. Il leur offrait le gîte et le couvert en échange de travaux à la ferme. Malheureusement, quand les Allemands sont arrivés, vos grands-parents ainsi que le père du vieil Hyppolite ont été fusillés dans la cour de la ferme. Tout le monde au village savait que leur fille, Sarah, qui devait avoir dix-sept ans à lépoque, était là, mais personne na rien dit. On na jamais su ce quelle était devenue jusquà ce quavec mon frère aîné nous la croisions en 1945. Elle nous a demandé de laider à senfuir. A lépoque, je ne comprenais pas, mais on la aidée. Elle a pris son bébé de quelques mois à peine avec elle, une valise bouclée à la va-vite, et on est partis avec elle car Hyppolite revenait. Nous navions pas le droit de venir jouer là-bas à lépoque, et Hyppolite était un homme ronchon depuis quil avait perdu son père. Je suppose que cet enfant, cétait vous ?
— Sûrement. Je dois trouver cette ferme. Je ne sais pas qui est mon père. Il est sûrement mort, dailleurs, mais je veux savoir.
— . Vous allez sûrement être déçu.
— Pourquoi ? Vous savez quelque chose ?
— . Non, mais Hyppolite, sûrement. Le seul qui aurait pu vous renseigner est mort en 1986 à lâge de 83 ans. Même si son fils et son petit-fils ont repris la ferme, je doute quils aient des informations.
Le maire me montra sur une carte où était cette ferme et nous y sommes allés. Javais senti de la gêne dans la voix du maire. Jétais certain quil savait quelque chose quil na pas voulu me dire. Cest avec empressement que nous nous sommes dirigés vers cette ferme. Quand nous sommes arrivés, un jeune homme, approximativement la vingtaine, sortait de la maison ; il est, de suite, venu nous voir.
— Messieurs-dame, bonjour. En quoi puis-je vous aider ?
— Bonjour. Je me présente : je mappelle Ernest Weber, et je suis à la recherche de mon passé. Ma mère aurait vécu ici durant quelques années à la fin de la seconde guerre mondiale.
— Ah, oui Ça ne date pas dhier. Celui qui aurait pu vous aider, cest papy, mais il est mort. Je doute que Papa en sache davantage sur les évènements de cette époque. Attendez, je vais lappeler.
Le jeune homme nous fit entrer et nous proposa un café. Pendant quil était parti téléphoner à son père, ma femme me tenait la main pour me soutenir. Depuis la pièce à côté on entendait ce que ce jeune homme disait à son père.
— Salut, papa. Dis-moi, je tappelle car un homme est arrivé à la ferme pour en savoir plus sur ce qui sest passé ici durant la guerre.
— .
— Il dit être à la recherche de son passé.
—
— Il sappelle Ernest Weber, et Allô, Papa, je ne tentends plus.
—
— Oui Comment ça ? Quelle boîte ?
—
— Dans la vieille armoire ? OK, je vais aller voir.
—
— Ah ouais quand même OK, je comprends A tout à lheure.
Il partit très vite en direction dun hangar et en rapporta une boîte.
— Jai eu mon père au téléphone. Curieusement, votre nom semblait lui être connu. Il sest passé des choses graves ici durant la guerre, et mon père a précieusement conservé des documents dépoque. Il ma dit de vous donner ça. Ce sont des cahiers quil a trouvés un jour dans la vieille grange en ruines. Ce serait un genre de journal intime dune jeune fille ayant vécu ici.
— Une jeune fille ? Ma mère ?
— Ça, je ne sais pas. Mon père doit le savoir ; dailleurs il arrive. Il semble vouloir vous parler.
— Merci Je pourrais être seul ?
— Oui, bien sûr. Je vais vous installer dans le bureau de papa. En attendant, je vais faire visiter la ferme à votre femme.
— Merci.
Jétais seul face à cette boîte. Quand je lai ouverte, jy ai vu des cahiers ressemblant à ceux que javais trouvés chez ma mère. Jai de suite reconnu son écriture.
Je pris le premier qui portait la date 1942. Ma mère y décrivait ce quelle avait vécu. Avec ses parents, ils avaient fui leur maison. Comme les Allemands persécutaient les Juifs, ils ont fait route vers un petit village de campagne. Là-bas, ils ont rencontré un homme un certains Raoul dun âge avancé, accompagné de son fils Hyppolite qui approchait la quarantaine. Ils ont été accueillis, et en échange de travaux à la ferme, ils ont eu droit au gîte et au couvert. Ils nétaient pas riches, et cétait là tout ce quils pouvaient offrir.
En 1943, elle y décrivait leur vie toute simple mais relativement heureuse. Cest au début de lannée 1944, alors que ma mère avait dix-sept ans, que les Allemands ont débarqué pour une chasse aux sorcières. On raconte quils se seraient « invités chez lhabitant » et que certains nhésitaient pas à abuser des jeunes filles du village. Ce serait lune delles, pour tenter déviter de passer à la casserole, qui aurait parlé de ma famille. Les Allemands sont arrivés, ont trouvé mes grands-parents, les ont alignés avec le vieux Raoul puis les ont abattus devant Hyppolite.
En lisant ces pages, je voyais des lettres partiellement effacées par des gouttes ; des larmes, sûrement. Ma mère se retrouva donc seule avec Hyppolite dans la ferme isolée de tout où elle restait souvent cachée car les Allemands débarquaient parfois pour piller les récoltes ou le bétail. Quand Hyppolite lui apportait son repas, cachée dans la grange, ma mère décrivait la colère que semblait ressentir son hôte. Cette impression fut confirmée quand il lui dit directement : « Sans vous, mon père serait encore là. Estime-toi heureuse de ce que je te donne. » Cet homme avait promis à son père de veiller sur elle, mais à contrecur. Autant dire quil pouvait changer davis à tout moment. Ce nest que durant lété 1944, alors que ma mère venait de fêter ses dix-huit ans, que commença « lenfer », comme elle le mentionne.
Plus ça allait, moins il y avait à manger à cause des Allemands qui venaient se servir. Depuis sa cachette, quand Hyppolite avait de la visite, elle entendait ce qui se passait. Les Allemands avaient investi la mairie et nhésitaient pas à prendre ce quils voulaient. Les rares familles qui sen sortaient étaient celles dont les femmes avaient accepté de coucher avec lennemi en échange de nourriture ou dun meilleur traitement. Bref, la situation de ce village agricole était plus que mauvaise.
Cest quelques pages plus loin que jai lu une phrase qui ma glacé deffroi : « Hyppolite ne me donne quasiment plus à manger. Je ne veux pas que la mort de mes parents nait servi à rien. Jespère que, doù ils sont, ils me pardonneront pour ce que je me prépare à faire pour convaincre Hyppolite de me garder et de me donner à manger. »
Au toucher de la page suivante, elle semblait avoir été mouillée par des gouttes. Quand je lai tournée, jy ai lu : « Je viens de passer un marché avec Hyppolite. Il accepte de me donner un peu plus en échange de gâteries. Jespère que ça lui suffira et quil ne me demandera pas de sacrifier ma vertu. » A la lecture de cette phrase, jai eu les larmes aux yeux. Jimaginais ma mère, cette innocente jeune fille, obligée de sucer ce type pour obtenir à manger. Je commençais à redouter et à deviner lidentité de mon père biologique. Il me fallait savoir, alors jai continué ma lecture. Plus loin, je lisais « Malgré notre accord, Hyppolite me donne toujours aussi peu. Il menace même de me livrer. Plusieurs fois je lai vu avec le visage amoché : les Allemands ont dû le frapper. Si je veux survivre, je vais sûrement devoir commettre lirréparable. »
Javais peur de la suite car la page suivante avait visiblement fait lobjet dune averse lacrymale. Cest avec appréhension que je lai tournée pour y lire : « Hier, Hyppolite ma déflorée. Il était tout heureux dêtre mon premier et ma juré de prendre soin de moi si jacceptais de me laisser faire à chacune de ses visites. Jai peur de la suite » Cest la larme à lil que jimaginais ma mère allongée dans la paille de la grange, les cuisses écartées, avec ce sale type allongé sur elle en train de profiter delle. Je commençais à comprendre pourquoi elle ne mavait rien dit : elle avait honte davoir dû soffrir à ce sale type. Quand jai appris quelle mavait menti, jétais prêt à tout envisager, même être le fils dun soldat allemand avec qui elle aurait couché pour quil la laisse partir. Je me croyais suffisamment fort pour encaisser tout ça ; il nen était rien. Selon la date, ces évènements avaient eu lieu un an avant ma naissance ; le débarquement en Normandie nallait pas tarder. Peut-être que mon père allait faire son apparition, pensai-je naïvement.
Au fur et à mesure des pages, elle racontait que depuis quelle couchait avec Hyppolite, elle mangeait mieux, et à sa faim. Au moins, il tenait parole. Les pages nétaient plus datées. Elle ne relatait les évènements que dans les grandes lignes et ne les datait que si cétait important. A chaque page, jattendais que quelquun vienne pour la délivrer, un héros qui pourrait être mon père ; mais rien, personne ne venait. Jai vraiment eu la certitude de lidentité de mon père quand jai lu cette phrase : « Comme tous les jours, Hyppolite vient de me quitter, le sourire aux lèvres après mavoir prise. Lautomne approche ; cest la deuxième fois que mes règles ne viennent pas, et cela fait un moment que je suis malade tous les matins. Malheureusement, je sais ce que ça veut dire. Jignore comment il va réagir quand je vais le lui dire. »
Cette phrase était approximativement datée dun peu plus de six mois avant ma naissance. Ça y est : je savais, et javais envie de tout casser ! Toutefois, je voulais connaître la suite. En lisant le dernier cahier celui de 1945 je constatai que nulle part nétait mentionnée la libération du village par les Américains. Ils avaient pourtant dû passer depuis longtemps : Paris avait été libérée à ce moment-là. Ma mère relatait quHyppolite était ravi de devenir papa et quil comptait lépouser. Ma mère mentionnait son dégoût pour cet homme et navait aucune envie de ça : elle voulait tenter de partir, mais son état len empêchait. Malgré tout, pour la fin de sa grossesse, son geôlier était aux petits soins pour elle. Mais vu la manière dont elle en parlait et le fait quil continuait à vouloir coucher avec elle, ces petites attentions ne semblait rien lui faire.
« Février 1945 ; je viens daccoucher dun petit garçon. Hyppolite est tout fou et veut lappeler Gontran. Je trouve ça ridicule. Moi, je veux lappeler Ernest. Je joue la malade fatiguée, mais en fait je réfléchis à un moyen de partir. Je vais sûrement passer par les bois. Jignore encore si je vais emporter le bébé avec moi. Parfois, jentends des enfants non loin. Il va falloir faire très attention si je ne veux pas quon me voie. » Ma mère ne semblait pas ressentir grand-chose pour moi. Je mapprêtai à lire la suite, mais il ny avait plus rien.
Je me souvenais de ce que le maire nous avait dit : il avait aidé ma mère à partir, et jétais tout jeune, visiblement. Elle avait sûrement dû partir en catastrophe en laissant ses cahiers. Jétais là à ressasser les reproches que je lui avais faits, et dans ma tête je me dis « Tu es toute pardonnée. » Jétais assis à encaisser ma découverte quand jai entendu une voiture arriver. Depuis la fenêtre, jai vu un homme en sortir et courir vers la maison. Cétait visiblement le père du jeune homme qui nous avait accueillis.
— Bonjour, Madame ; je suis Jules, propriétaire des lieux. Vous êtes Madame Weber, je suppose ?
— En effet.
— Votre mari est là ?
— Oui, il est dans la pièce à côté.
— Il est important que je lui parle. Je sais ce quil a lu dans la boîte, et ça risque de ne pas lui plaire. Antoine, prépare-lui quelque chose de fort, il va en avoir besoin.
Quand cet homme est entré dans la pièce, javais bien compris quil était mon frère. Jétais debout face à la fenêtre, lui tournant le dos. Lui comme moi étions mal à laise. Il ma dit que les enfants ayant aidé ma mère avaient raconté à tout le village ce quils avaient vu. Certains les ont crus, dautres non. Aux yeux des gens, Hyppolite était devenu soit un héros pour avoir caché une jeune fille aux Allemands, soit un salaud pour en avoir abusé et lavoir gardée avec lui après la libération. Malgré cette réputation, Hyppolite sétait quand même marié et avait eu un enfant, lui. Mais à cause de cette rumeur et du regard des autres, il était devenu irascible et désagréable au quotidien.
Ce frère que je venais de découvrir me révéla que cétait lui qui avait découvert les cahiers en voulant vider la vieille grange qui était à labandon. A ce moment-là, Hyppolite était en maison de retraite et avait un début dAlzheimer. Furieux, il alla lui demander si tout ce quil avait lu était vrai. Il était même allé jusquà le frapper, mais son père perdait déjà la boule. Il fut « aimablement » reconduit à la sortie, sachant quil avait un frère quelque part, un frère qui venait de refaire surface. Cet homme, que je minterdisais de considérer comme mon père, était loin dêtre un modèle de vertu. Il avait lair sévère, et pas forcément facile à vivre.
Jai quand même voulu voir sa tombe. Une fois devant, je nai pu mempêcher de cracher dessus. Mon frère na rien dit en me voyant faire. Il comprenait ce que je ressentais. En sortant, monsieur le maire qui nous avait vus entrer dans le cimetière est venu nous voir ; il a alors compris que les rumeurs de séquestration sur ma mère étaient vraies. Je lai remercié pour avoir aidé ma mère à senfuir.
Après ça, nous ne sommes pas restés. Étant encore sous le choc de cette journée, cest ma femme qui a conduit au retour. Mes enfants avaient appris ce que javais découvert. Il ma fallu du temps pour véritablement men remettre, grâce à leur soutien. Cest plusieurs mois plus tard que jai finalement recontacté mon frère. Visiblement, lui comme moi avions envie de faire fi du passé et dapprendre à nous connaître. Avec le temps, on a fini par se revoir. Occasionnellement tout dabord, puis de plus en plus souvent. Je nai exigé quune chose de lui : quil me laisse mettre le feu à cette vieille grange pourrie qui tombait en ruines, dont il ne se servait pas et où ma mère avait vécu recluse. Plus tard, jai aussi appris que ce quavait fait mon « géniteur » sétait répandu dans tout le village. Sa tombe avait plusieurs fois été retrouvée taguée.
Depuis, avec mon frère, on se voit souvent, et surtout depuis quil est devenu grand-père. Moi, je létais avant lui, et il est aussi gâteux que moi avec ses petits-enfants, ce qui est source de franche rigolade entre nous. Le voile dombre qui entachait mon passé est enfin levé. Même si ce fut une épreuve difficile, aujourdhui je vis bien, presque soulagé. Je vais souvent me recueillir sur la tombe de ma courageuse maman qui malgré tout ma gardé et a fait de son mieux pour me préserver durant mon enfance.