PARTIE I
1
Jade
Cette fois, c’est la bonne. La maison flotte dans une torpeur profonde, l’odeur de lavande sature l’air poussiéreux dont on voit les mouvements dans la pénombre du séjour. Août, les cousins font la sieste à l’étage ou jouent aux cartes; les adultes trouvent des prétextes pour se sucer et se lécher silencieusement comme des noyés dans les draps frais, et la pénombre qui a reflué sous les portes enveloppe leurs corps nus et anguleux. Tonton ferme les yeux pendant que tata échauffe sa gorge, assouplie comme une chaussette. Grand-père pelote grand-mère qui grommelle et profère des menaces, le pauvre bonhomme, on étudiera son cas plus tard.
Quant à moi, telle une chatte perchée sur le canapé, j’ouvre de grands yeux pour percer la pénombre dont le parfum est si âpre qu’ils se mouillent de larmes. Les sanglots silencieux d’une jeune fille qui guette comme une chouette, comme une vigie au milieu de la marée non moins silencieuse de l’obscurité qui se verse dans la pièce en suspens, du caractère sombre et mûr de l’armoire en chêne, vieille de cent ans. Une petite pisseuse, cette Hortense. Les femmes la haïssent; les hommes la craignent, parce que les femmes la haïssent ouvertement et plus que tout; plus que le nazisme ou la famine. Cette fille sème le désordre dans les foyers. Elle appartient à votre famille depuis toujours, semble-t-il, pourtant depuis le début, on a l’intuition claire qu’elle est tout à fait étrangère. Vous connaissez cette garce, quel que soit son nom. Elle brise les colonnes vertébrales que sont les familles, elle est le succube moderne.
J’ai failli éjaculer dans ma culotte, ce matin. C’était trop excitant de choisir une tenue qui lui plairait. J’ai longuement tergiversé, et pendant que mon âme tournoyait dans mon âme, palpitant comme une feuille de papier dans l’air sombre et chaud d’une fin d’après-midi orageuse, pendant cette tergiversation, je saisissais mes doigts afin de les empêcher de s’enfoncer dans ma chatte ou dans mon cul. Je les attrapais comme des vers mutins, je les regardais se tordre et lutter contre le désir de pénétrer.
Je me lève du canapé. Il est temps. La pénombre est étourdissante, quelle puanteur sucrée peuvent fabriquer ces fleurs de lavande. De véritables bourgeoises. Ou des prostituées ? Est-ce la même chose ? L’idéal de l’homme, je le connais. C’est la maman pute. Mais en attendant de devenir maman, je dois me contenter de faire la pute. Plus, j’exerce ce penchant, que j’ai dû hériter d’un antique ascendant; quelque traînée, prise par des marquis et ducs vicieux, quelque catin jetée dans les rues boueuses, sur le seuil des bordels; car considérée par ses maquerelles, comme trop déviantes et trop gratuites. Elle devait promener son néant, ce gouffre du cur, dans les rues boueuses d’une capitale, écartant ses jupes et proposant sa chatte au premier homme mimant la soif. Etanche ta soif, enfant, jeune homme, adulte, vieillard. Etanchez votre soif de mouille, de lait, mais ne parlez pas d’amour aux tympans désespérés.
Enfin, j’ai opté pour un T-shirt blanc qui appartient à ma petite cousine. Comme il est taille-enfant, il laisse voir mon nombril et moule ma poitrine. Mes seins ne sont pas gros, mais c’est un projet que j’ai. Une opération pour remplir généreusement un décolleté de cougar. En attendant, je joue la carte de la lolita. Raison pour laquelle je me suis maquillée aussi outrageusement, comme une petite fille découvrant la trousse à maquillage de sa maman. A quel instant devient-on une pute ? Le premier doigt, la première fois ? Le mariage, le grand âge ? Comment appelle-t-on une femme qui passe ses jours et ses nuits en boîte et de grands âges ?
Le choix du haut ne m’a pas causé tant d’ennui que celui du bas, qui fut un vrai calvaire. C’est obscur, je sais, mais il faut suivre. Si vous ne suivez pas le soliloque d’une jeune fille, comment suivrez-vous les contractions de sa petite chatte et les mouvements de son bassin vigoureux ? Comment suivrez-vous la cadence de son cur plein d’illusions et de rêves ? Déjà, vous regrettez d’avoir pénétré le sanctuaire d’une Cendrillon que vous changez, par le sortilège de votre virilité ambiguë, en une sorcière au sourire grinçant et aux illuminations solitaires. Vous êtes un violeur, je le dis sans sourciller.
Enfin, comment séduire un bon père de famille, un homme tout ce qu’il y a de plus intègre, net et sans bavure ? Comment tacher un cur autonettoyant ? Comment laisser une trace sur une plage battue par des marées harassantes ?
Le rideau tremble devant la salle, qui bruit de murmure, plongeait dans l’obscurité. Les acteurs prennent place sur scène derrière le grand drap en velours du rideau rouge; on entend le parquet grincer, et les costumes froisser.
Dans l’ordre d’entrée en scène :
Faisceau de lumière prenant pour cible un pantalon de pyjama à motifs floraux.
Le pyjama :
Je suis un choix indiscutable pour plusieurs raisons. Qui n’a jamais fantasmé sur l’innocence d’une écolière ou d’une nonne ? Qui n’a jamais rêvé les charmes vaporeux d’une jeune nymphe ? Le pyjama évoque la pudeur et les nuits de sommeil paisible. Le sexe doux, les pyjamas-party, et les premiers émois saphiques. En m’enfilant, vous incarnerez à merveille la chaste nymphette et séduirez vos oncles, pères et grands-pères.
Le faisceau lumineux glisse sur la scène et atteint le second acteur qui fait son entrée.
Le short :
J’ai pu écouter le monologue de mon camarade, et il est vrai que le pyjama constitue pour nombre d’entre nous, un tendre souvenir, celui des premières érections, des éjaculations nocturnes et des fantasmes d’adolescents. Mais qui séduirez-vous sans dévoiler la moindre parcelle de peau ? Qui séduirez-vous sinon de vieilles âmes excessivement romantiques ? Si vous souhaitez réellement provoquer le désir d’un homme tout en ménageant votre nature pudique, alors le short en jean est ce qu’il vous faut. J’évoque les longues promenades à vélo, les excursions en forêt ou sur le bord de mer. J’évoque les jolies jambes bronzées et leur duvet d’or. La candeur d’une cousine ou d’une sur en vacances. Et la vue de vos jambes galbées, les rampes blanches, finira d’émouvoir votre homme.
Je traverse le séjour, mes pieds nus foulant la pierre; l’obscurité s’ouvre sur mon passage comme un fruit trop mûr dont les chairs se délitent. Je suis vêtue d’un T-shirt blanc, d’une jupe en velours et de bas noirs grillagés. La jupe m’a conquise. Elle est sobre, appartient à ma cousine chez qui nous séjournons. Elle évoque un réveillon de Noël. Je l’ai volée dans son armoire, il n’y a que dans ses affaires que je peux trouver un vêtement d’hiver.
Ma cousine Emilie est plus petite que moi, et sa jupe étant déjà relativement courte pour elle, celle-ci m’arrive largement au-dessus du genou, à mi-cuisse. Les bas grillagés, je les ai subtilisés dans la commode de ma tante. A l’heure du café, la maison est assoupie et la voie est libre.
La pénombre de la maison est étouffante, saturée du parfum de lavande. Je transpire dans les bas et ce léger malaise dû à l’enfermement de ma chair dans la résille m’excite. Je souffre un phénomène absurde, des bas résille au cur de l’été, tout cela dans le but de séduire un homme. Quelle folle !
Je m’achemine finalement vers le garage par lequel il faut passer avant d’atteindre la parcelle de jardin où, le soupçonnais-je, il devait bricoler. La clôture séparant notre terrain des champs étrangers avait cédé l’autre matin sous les assauts du vent. Et je sais qu’il est du genre à prendre le problème à bras le corps dans son beau jean bleu qui lui moule les fesses.
Je franchis le seuil, et soudain, la lumière blanche de quatorze heures transperce ma silhouette. Mes paupières s’abaissent et le cur de mes yeux se blesse. Une averse de rayons estompe les arbres et les traits du monde, la lumière s’amasse dans les gouttières, fond en cordages silencieux, plus éblouissants que la neige, et je manque de tomber.
Finalement, mes yeux s’habituent et je titube jusqu’au jardin. D’un point de vue extérieur, je donne sans doute l’impression d’une actrice X cette frêle blonde aux joues roses portant un appareil dentaire, au sortir d’un gang-bang où ses trous ont été très sollicités. J’ai la démarche d’une folle sorcière, d’une vagabonde…
Pourquoi le vagabondage est-il une affaire d’homme ? Pourquoi le vagabond, le marginal, le poète au paletot idéal et aux chaussures trouées, semble-t-il naturellement doté d’une queue ? Très simple, parce que la vagabonde est une victime de viol. Pour la fille échappée de la société, le monde n’est qu’un interminable viol. Voyez ce que vous avez fait de nous. Comme les vaches qui ne survivraient pas seules dans la nature parce que l’homme les a traites des siècles durant. Enfin…
Ma démarche est donc plus politique que maladroite, et je prends plaisir à sentir l’herbe menue sous mes pieds. Elle est sèche et jaune par endroit, car la chaleur de ces dernières semaines n’a eu de cesse d’éclaircir les choses.
Je dépasse la treille fleurie et mauve pour m’arrêter devant le feuillage du noisetier. A travers l’écran de ses feuilles inquiètes, je vois la tâche bleue. Il est accroupi, arc-bouté sur ses talons, concentré sur sa clôture; Ana l’observa un long moment, scrutant ses moindres gestes. La faim hantait ce corps depuis des siècles.
2
Paul
Le vent avait fait céder la clôture. Pendant que tout le monde faisait la sieste, je suis allé dans le garage, et, muni d’un rouleau d’adhésif, de clous, d’un marteau, je me suis rendu à l’endroit en question. Je ne suis pas bricoleur, mais tout le monde a toujours pensé le contraire. Alors, peut-être ont-ils raison, finalement. Il est vrai que je ne suis pas malhabile avec mes mains. Et le jean couvert de terre et d’herbe me va bien.
Enfin, j’ai bossé sur cette clôture pendant une bonne heure, ce qui m’a vraiment coûté, car le soleil cognait salement, sale comme un crachat, une mitraille de rayons. J’ai sué, de grosses gouttes ont formé un sillon partant de ma nuque jusqu’au creux de mes reins. La réparation n’avançait pas d’un poil et ma plus grande crainte en fin de compte fut que quelqu’un passât par là pour constater que Paul Mindeur n’avait manifestement aucune idée de ce qu’il faisait. Ce qui me gêne le plus dans ce genre d’affaires ma petite lubie du soir dont je vais vous parler rejoint cela, c’est qu’il me faille le cacher aux autres. De sorte que si j’étais découvert, si j’étais confondu, j’aurais plus honte d’avoir de ma vraie nature que de l’avoir possédé, car, qui sur cette terre ne possède pas sa nature profonde ?
Concernant ma lubie, à vrai dire je ne sais pas si cela doit figurer dans ce document. Mais, essayons. Quand je suis seul dans la maison, je m’habille en femme. Rien de choquant, nous sommes une société évoluée. Ce qui est choquant selon moi c’est que je ne puisse suivre ce trait de mon caractère par peur d’être vilipendé et cloué au pilori. J’affectionne les jupes; c’est très agréable de montrer ses jambes et d’avoir son sexe en danger, flottant dans le vide comme dans l’expectative. Sans parler des courants d’air et de la chorégraphie complexe pour ne pas dévoiler aux regards indiscrets ses dessous. J’affectionne également les collants. Ces derniers ont une fonction plus sexuelle. Je ne m’habille pas en femme pour jouir. Mais il est vrai que le contact soyeux des collants, leur odeur corsée, me mettent en rut. Combien de fois ai-je déchargé mes couilles dans leur souple grâce ? Mis à part les soutiens-gorges, je ne raffole pas de la lingerie.
Les soutiens-gorges me rappellent celui de ma sur. Nous étions jeunes et j’avais découvert son soutif gisant sur le sol de sa chambre.
Un large soutif ses seins étaient vraiment volumineux, elle a eu de graves problèmes de dos par la suite, et je me souviens du désir étourdissant, le genre de désir à vous faire complètement vriller, le désir de subtiliser ce soutien-gorge négligemment abandonné. Je ne l’ai pas volé sur le moment, mais plus tard. Et je tremble encore au souvenir de la dentelle enserrant le vide, mon torse imberbe, et des paquets de sperme que je déposais chaque jour comme une offrande à l’intérieur des bonnets. Ma sur découvrit ce sordide manège et menaça d’aller tout raconter à papa, une graine de voyou protégé par son statut paternel. A moins que…
A moins que tu me lèches les pieds dès que j’en aurai envie. Amandine, souhaitais-tu m’humilier ou la perspective de te faire lécher la plante des pieds, sucer les orteils consciencieusement, t’excitait-elle ? Peu importe. Au début, je m’exécutai avec un dégoût sincère, puis, au fur et à mesure de nos séances, je fus dans l’obligation de feindre la répulsion afin que ma tortionnaire continuât à jouir de son pouvoir.
Plus ses pieds avaient macéré, plus ses pieds étaient négligés, plus ma bite frétillait, débordant littéralement de sperme.
Je mimais donc l’assurance d’un papa bricoleur, faisant mine de mesurer des distances et de prévoir des ajustements, lorsqu’un bruissement de feuilles, derrière ma nuque, me jeta dans le doute et l’angoisse à l’idée qu’une personne pourrait me surprendre en train de faire semblant.
Je poursuivais mon travail en espérant que la présence se lasserait ou que le vent fût la seule présence, mais je dus me résoudre à faire un quart de tour comme le bruissement laissait désormais place à des pas distincts et approchant. Jade, ma fille, se trouvait devant moi. Elle était vêtue d’une jupe et de collants; étrange tenue en cette brûlante après-midi d’août.