Six mois de deuil. Rose séduite et abandonné par Gilles, pour éviter une explication sincère, a préféré accepter lhospitalité de Maurice, le célibataire du foyer dartisanat, un quasi inconnu. Il a suffi dune déclaration damour étrange, venue à point et elle a quitté le domicile conjugal, oublié les ferventes promesses du mariage, fait un trait sur deux années de complicité. Gilles lavait détourné de moi, Maurice la cueillie sous mon nez.
Seul dans la maison, je crois la voir, lentendre. Plus de cris de joie, plus dappels, plus de taquineries, plus de mots damour, plus de baisers, plus détreintes, plus de je taime. Je vis en célibataire inconsolable dans cette maison hantée par le fantôme de mon amour.
Le dossier de divorce de Sylvie a servi à la constitution du mien, puisque jai dû me rendre à lévidence: Rose ne reviendra plus. Jai dû me résoudre à demander à la justice den tirer les conclusions. Joublie en travaillant. Jentretiens ma propriété, ermite renfermé, je lis, jécoute mes disques.
Le juge aux affaires familiales a conclu de notre entrevue que nous ne souhaitions pas de conciliation.
Ce samedi dhiver, il pleut, je repasse mon linge devant la télévision. Un visiteur sonne. Je fais entrer Maurice, seul, plus affligé que moi. Ce matin Rose la quitté parce quil lui a reproché dêtre revenue à 3 heures du matin. Je le console, verse un verre dalcool et nous trinquons aux femmes fidèles qui nous attendent.
Il vient de me quitter, on sonne. Ils étaient partis ensemble, ils reviennent le même jour. Devant moi, toujours aussi séduisante, fardée avec soin, souriante, heureuse de me revoir, Rose me tend les bras, ferme les yeux et avance bouche offerte. Un bisou sur chaque joue létonne, mais elle entre dun pas décidé, comme si elle revenait dun lèche vitrine dune heure ou deux.
-Alors, il paraît que tu veux vendre la maison? Où iras-tu? Imagine que je veuille revenir vivre avec toi, comment ferions nous pour nous loger?
-Tu comptes revenir?
-Si tu veux de moi, avec joie. Tu sais jai changé. Jai quitté Maurice, mes parents mhébergent. Je narrête pas de penser à toi et aux jours heureux de notre mariage.
-Tu vis seule?
-Comment pourrais je me lier avec un autre. Je tai dans le cur, je tai dans la peau. Je taime, je suis folle de toi. Si tu savais comme je regrette le mal que je tai fait. Pardonne-moi. Et si tu le permets, je reviens vers toi. Tu es toujours seul?
Elle est là, devant moi, belle, attirante, disposée à une réconciliation, à défaut de veau gras, je devrais ouvrir une bouteille de champagne pour célébrer la fin de linsupportable solitude. Elle se déplace à laise, reprend avec un naturel époustouflant son rôle de maîtresse de maison, ouvre les portes, commente mes travaux, sattarde devant notre lit. Dun mot elle peut my attirer et nous serions nus, livrés à livresse des sens. Je retrouverais ses seins aux pointes dressées, son sexe ardent et nous ferions lamour. Des mois dabstinence seraient soldés en un corps à corps fou en ce qui me concerne. Je vais céder à la tentatrice. Une question, une petite question inspirée par notre passé et par Maurice me sépare de lunion amoureuse:
-Peux-tu me dire où tu as passé la nuit dernière?
Elle ignore le propos.
-Je ne devrais pas te bousculer, mais tu me manques tellement et depuis si longtemps que je nai pas pu résister à lenvie de te faire lamour, malgré les recommandations de mon avocat.
Ah! Voilà un brutal retour à la réalité: les recommandations des avocats. Le mien ma dit quune réconciliation ferait tomber à leau toutes les preuves antérieures Dun mot Rose vient de briser le doux rêve du retour de lépouse égarée. Jaurais fêté, tout oublié pour la retrouver. Elle voit ma contrariété:
-Si tu vends la maison, ça ne tuera pas mon amour. Je saurai attendre que tu me fasses signe. A ce moment tu me verras accourir. Désormais je naurai plus dautre homme que toi. Je nous fais un café?
Ce corps souple qui danse à travers les pièces, cette femme que jai tant aimée, lépouse inoubliable, je voudrais la serrer dans mes bras, la dévêtir, me couler en elle, me noyer dans son ventre chaud, la pénétrer et la faire crier de plaisir retrouvé. Mon cur bat à tout rompre mais ma raison hurle: -AVOCAT.
Elle parle travail, salaire, nous serions si heureux. Je crève de désir devant une femme qui soffre
-Viens au lit, faisons lamour, ça nengage pas lavenir, mais cela pourrait nous rapprocher!
-Où as-tu passé la nuit dernière.
-Pourquoi cette question? Vous êtes tous pareils, je crois entendre Maurice. Oh! Pardon
-Rose, tu nas pas changé. Tu ne veux pas répondre, comme naguère. Je regrette ton refus de donner une réponse précise à une question sans importance. Cette attitude mest insupportable. Je te reconduis chez toi.
Elle a compris ce qui nous sépare.
Je me suis imposé une rude frustration. Refuser une pareille occasion, cest inhumain. Maudits avocats. Un nouveau coup de sonnette me tire de ma rêverie. Cest le jour des visites. Que marrive-t-il? Une autre revenante. Celle-ci est blonde, mais aussi souriante et aussi agréable à regarder. Cest Sylvie en reine de beauté, de la pointe des cheveux aux bouts des ongles, resplendissante, éblouissante, femme épanouie à lapproche de la trentaine, savoureuse, fruit mûr à cueillir sans tarder, si belle, si désirable. Mais moi, pauvre ver de terre, incapable davoir gardé Rose, comment oserais-je jeter les yeux sur cette merveilleuse créature? Le diable a juré de me damner aujourdhui.
Elle entre, me donne laccolade. On se tutoie, mais jamais nos salutations ne mont révélé avec une telle précision les formes et la chaleur de ce corps. Elle reste contre moi, affectueuse, souriante. Mon corps curieux répond à la curiosité du sien. Cest une redoutable attaquante. Dentrée elle marque des points en prolongeant ce rapprochement subit. Pendant des semaines nous nous sommes rencontrés de façon neutre pour régler nos témoignages puis nous nous sommes oubliés. Quelques projets de sorties sont restés lettres mortes, nos rencontres se sont espacées. Jen ai conclu quelle était trop bien pour moi. Et, tout à coup le reclus se transforme en saint Antoine tenté par de magnifiques créatures.
-Mon cher Paul, il y a bal ce soir à la salle des fêtes. Tu ferais un cavalier de rêve pour moi. Voudrais-tu sortir de ta caverne et me faire ce plaisir? Nous pourrons nous entretenir de nos problèmes, mais surtout nous amuser. Cesse de me regarder comme si je descendais des nues. Dis-moi Oui.
Demandé aussi gentiment, avec une accolade aussi appuyée, ça ne saurait se refuser. Jaccepte en cachant mon enthousiasme. Sylvie se souviendrait-elle de sa lointaine invitation:
— Si tu es seul, fais-moi signe.
Je nai pas oublié, mais je nai pas osé. Elle est magnifique au point de mintimider et seules des circonstances étranges nous ont rapprochés. Au bal, Rose et moi adorions danser.
Ce bal a-t-il un caractère particulier? Faut-il se déguiser?
-Non, cest un bal au profit des orphelins en vue des fêtes de fin dannée, organisé par une association. Il y a deux ans, je vous ai vus danser toi et Rose à ce bal.
-Rose! Sais-tu quelle sort dici. Peu avant Maurice mavait annoncé quelle venait de le quitter. Que me voulait-il?
-Peut-être a-t-il pensé quelle sétait réfugiée chez toi.
-A peu de choses près il la trouvait ici.
Cherchait-elle Maurice? Je plaisante, mais cest curieux, continue, je te dirai après Et que voulait-elle
— Ensorcelante, parfaitement à laise, elle venait proposer de revenir en bonne épouse, ni plus ni moins et voulait mettre fin à ma longue période dabstinence.
-Vous allez vous remettre ensemble?
-La solitude, cest terrible, sais-tu. Jai été tenté. Mais dans létat actuel du procès, jai jugé prudent de ne rien décider. Je lui ai demandé où elle avait passé la nuit dernière, elle a pris la mouche, cela a coupé ses déclarations.
-Imagine quelle visite jai reçue de mon côté.
-Pas vrai?
-Si, Gilles, en grande tenue, tout disposé à me revenir, plus amoureux quà nos débuts. Pour renouer en beauté, il prévoyait de memmener au bal ce soir en compagnie des amis de son club.
-As-tu besoin de plusieurs cavaliers? Pourquoi es-tu venue minviter si Gilles se proposait de partager cette soirée avec toi?
-Gilles et Rose, est-ce le fait du hasard, ont le même avocat. A lévidence ils ont reçu la même consigne: se rapprocher, renouer pour rendre nulles toutes les preuves qui pourraient nous faire gagner le procès.
-Jai tenu le même raisonnement. Bon Dieu, que cela a été dur.
Sylvie se colle à moi, ses deux bras entourent mon cou, son parfum menivre, son regard mouillé se plante dans mes yeux, sa bouche sempare de mes lèvres. Oui, cela a été dur, pour elle comme pour moi. Et soudain, ce long baiser, très doux, très long cest une délivrance. La mélancolie, les regrets, sur le champ, sont oubliés. Nous nous regardons étonnés, frappés par la foudre
-Quattendais-tu pour venir chez moi? Je tavais dit que si tu étais seul, je serais là. Ca fait si longtemps que jespérais. Je ne te plais pas?
-Au contraire, tu es si belle. Trop belle pour moi. Je nai pas osé croire que tu tintéresserais à moi. Et puis javais un deuil à faire.
-Oh! Le sot timide. Pendant que je me languissais, il avait peur. Ce nest pas vrai, pas possible. Trop belle pour lui! Et quoi encore? Approche.
Et cest reparti pour un tour: pour rien au monde je ne donnerais ma place. Elle minsuffle cette assurance qui me manquait. Quelle étreinte, quel baiser. La chape de timidité sévanouit et cette fois je donne autant que je reçois dans cet échange. Toutes les barrières sautent, le salon en est illuminé. Le paradis, ça doit être ça.
— Eh! Bien, dis donc. Tout ça couvait en toi, tu te cachais. Tu peux avoir confiance en toi, jamais personne ne ma montré une telle ardeur. Jadore tembrasser. Encore.
Je suis aussi insatiable que Sylvie. Ce corps pressé contre le mien me fait oublier toute décence. Quand malheureusement il faut se séparer, Sylvie a un sourire entendu. Elle a senti et sait ce quelle a éveillé chez le solitaire. Et ce nest pas pour lui déplaire.
Le dos de sa main effleure ma joue:
-Allez, prépare toi et viens me rejoindre chez moi dès que tu seras présentable. Noublie pas de te raser.
Effectivement, jai négligé mon apparence depuis que Rose Rose, le départ de Rose, labsence de Rose, la possibilité du retour de Rose, Rose ici, Rose là. Le dernier piège de Rose. Mon deuil est terminé.
-Paul, ce bal est notre bal. Je ne veux danser quavec toi et je tinterdis de danser avec une autre femme, bien compris. Jure et embrasse-moi sans éclater ma coiffure.
La merveilleuse interdiction. Qua-t-elle rajouté: je ne sais pas, mais quand je la rejoins je la trouve encore plus belle, plus naturellement troublante, à la fois désireuse de plaire et sure de son charme. Elle doit avoir environ deux ans de plus que moi, son autorité naturelle men impose, et son regard me fait chavirer. Cest comme si je changeais de catégorie, je passe dune jeune femme encore insouciante à une femme posée. Cest indéfinissable de se sentir ainsi apprécié et désiré par cette femme sur laquelle je naurais osé porter mon regard. Quelle allure, quel port. Et cest bien moi quelle savoure dans ce nouveau baiser. Et cest bien elle que jenlace et que jembrasse. Je ne rêve pas.
-Encore ceci: Gilles dépité de mon refus sest fâché et ma lancé sa réservation. Nous aurons donc deux places réservées à la table quatorze. Si je pense devoir quelque chose à mon ex, cest de mavoir rappelé lexistence de ce bal: tout mon bonheur sera dy danser avec toi!
Nous ne sommes pas les premiers, le bal est déjà lancé. Sylvie décide de trouver nos places, je dois lattendre à lentrée. Je regarde la piste. A quelques pas devant moi, un couple oublie le monde qui lentoure, bouches soudées, bras de la femme jetés autour du cou de son compagnon, ventres plaqués lun contre lautre. Ils tournent sur place. Je reconnais en premier la robe; je lai vue aujourdhui. Cette femme collée amoureusement à son cavalier, cest celle qui ma juré, il y a quelques heures seulement, que je serais désormais le seul homme de sa vie. Sylvie me secoue, suit mon regard, ouvre de grands yeux et me tire énergiquement vers notre table. Un couple très jeune partage cette table avec nous. Nous nous saluons et les voyons disparaître dans le flot des danseurs. Sylvie ne me laisse pas le temps de penser à ce que je viens de voir. Le remède à la mélancolie elle le connaît.
-Allons danser. Montre-moi que tu nas pas oublié dans ton antre.
-Elle plonge son regard dans le mien, affirme sa présence, me tient, me guide, me met en appétit, mimpose le rythme. Son sourire, son parfum, sa chaleur, son envie de me plaire et de samuser me dégèlent. Cest un réveil lent, progressif. Joublie Rose, je suis si bien avec Sylvie. De mené, je redeviens meneur pour le plus grand bonheur de ma danseuse. Nous évitons les embrassades passionnées en public, mais nous ne sommes plus deux amis amateurs de danse. Yeux dans les yeux, sans efforts apparents, nous glissons sur le parquet avec le plaisir enivrant dévoluer avec grâce.
-Jadore danser avec toi.
-Merci, moi aussi. Je suis heureux de maccorder aussi bien avec toi.
On se sourit; on sentend de mieux en mieux. A la pause, Sylvie ne craint plus daborder le sujet grave:
-Tu as vu Rose: que penses-tu de ses déclarations de cet après-midi?
-Cétait un piège. Elle agissait sur commande.
-Tu as bien fait dêtre prudent. Tu ne le regrettes pas?
-Tu es là et ça me suffit. Viens retournons en piste, jai besoin de te sentir dans mes bras.
Le temps du dépit amoureux est passé, je pénètre dans une nouvelle vie, pleine de promesses. Sylvie est une révélation. Elle me procure une sensation de sécurité inaccoutumée. Elle est solide, aussi sure moralement que physiquement belle. Le rêve devenu réalité. Le confort, le calme mais aussi la vie. Elle na pas besoin de faire une déclaration damour, ses yeux sont assez expressifs.
-Il y a deux ans, vous aviez participé au concours de danse?
-Oui, Rose et moi avions échoué au pied du podium.
-Je tavais remarqué. Gilles et moi avions terminé en deuxième place.
-Le monde est petit. Je tavais trouvée si belle et si gracieuse: cétait toi!
-Ce soir, serais-tu prêt pour concourir avec moi?
-Nest-il pas imprudent de trop nous afficher? Cela risque de nuire à notre procès.
-Ce qui sera jugé sest passé avant ce soir. Depuis nos époux ont quitté le domicile conjugal. Le juge ne tient pas compte des faits postérieurs. Sois tranquille, nous pouvons danser ensemble.
-Dans ce cas jaurai grand plaisir à concourir avec toi. Serai-je à la hauteur?
-Viens donc au lieu de gamberger. Entraînons-nous. Je vais te montrer quelques astuces, je crois que nous pouvons être parmi les meilleurs. Ce sera amusant.
-Prenons du plaisir et peu importe le résultat.
Un parfum connu approche de notre table, une voix ravissante murmure à mon oreille. Sylvie a vu avant moi larrivée de Rose et guette ma réaction.
-Chéri, maccorderas-tu une danse ce soir? Tu sais, il va y avoir un concours. Nous pourrions le gagner si tu dansais avec moi. Tu te souviens, il y a deux ans.
-Bonsoir Rose. Il y a deux ans nous étions amoureux, te souviens-tu ? Je regrette, mais Sylvie et moi sommes déjà engagés ensemble. Il y a longtemps que tu es là?
-Non, jarrive et depuis lentrée je tai vu danser, bonne chance. La prochaine fois je tinviterai plus tôt.
-Tu vas concourir?
-Il faut que je me trouve un cavalier
-Va vite, le garçon que tu embrassais quand nous sommes arrivés semble simpatienter.
Cette fois le mensonge ma rendu cruel. Elle a compris et sen va.
-Cette fille ne peut pas sempêcher de mentir.
-Cest-ce qui a tout gâché.
Elle a retrouvé son cavalier. Celui-ci nous rejoint:
-Est-il vrai que vous soyez le mari de Rose et que vous vous moquiez quelle membrasse? Ca vous laisse vraiment indifférent?
Que cherche-t-il?
-Vous le constaterez par vous-même, cest une question dhabitude.
Sylvie vient à mon secours:
Chéri, dansons, quils soient heureux.
Lautre ny comprend plus rien. Moi aussi jai entendu « chéri »
Quand on a le bonheur de glisser avec légèreté en compagnie dune beauté aussi douée que Sylvie, au fur et à mesure des éliminations des candidats moins prisés du jury, on finit par attirer les regards. Les commentaires vont bon train. A plusieurs reprises des doigts désignent Rose et son compagnon ou notre couple. Gilles et Sylvie étaient très connus.
-Ne les écoute pas, Paul, ne te raidis pas, reste souple. Oui, cest bien comme ça. Regarde mes yeux.