1-
— c’est n’importe quoi ! chuchoté-je à mon voisin de classe.
Oui, vraiment n’importe quoi. Faire de la couture en cours d’arts plastique. Et après, on fait des colliers de perles ?
J’étais en cinquième et notre prof d’arts plastiques jugea bon de nous initier à l’art de l’aiguille et du point de croix.
— Ça vous servira un jour, avait-elle dit en donnant l’exemple de son fils.
Elle nous donna un carré de tissu, des fils, des aiguilles, un dé et une paire de ciseaux. But de l’exercice : fabriquer et décorer sa trousse à crayons.
Lorsque je racontai ça à ma mère, elle applaudit des deux mains.
Mais souvent, il faut peu de chose pour faire naitre une vocation. Une rencontre, un reportage à la télé, un cours d’arts plastiques. Dessiner puis monter cette trousse fut une révélation pour moi.
Dès lors, je commençai à m’intéresser de plus près à la couture et pour mon anniversaire, je demandai un abonnement à un magazine spécialisé. Autant dire que mes premières créations furent … catastrophiques. Mais je ne me résignai pas pour autant. Puis je commençai à dessiner mes propres modèles, espérant qu’un jour ils deviendraient réalité. Tout en gardant ma passion pour moi. il était bien sûr hors de question que mes copains soient au courant.
J’orientai donc mon cursus scolaire vers les métiers de la confection. Au grand dam de mon père qui aurait préféré un métier plus … viril. Maman ne disait pas grand-chose sur mes choix. C’étaient les miens et pour elle, si je me plantais, je ne pourrai que me blâmer moi-même. On pouvait penser à une certaine forme de fuite des responsabilités mais cela ne l’empêchait pas de m’aider, me conseiller.
A la sortie de mon école, j’obtins un poste de couturier chez MDC, Max Duchamps Création. Certes, le poste n’était pas des plus glorieux et assez mal payé mais j’avais un pied dans le monde de la haute couture. Il ne m’en fallait pas plus pour débuter. Je m’étais dit qu’en plaçant mes pions intelligemment, je pouvais gravir les échelons et proposer mes propres créations.
Sauf que les pions furent joués à ma place…
Ma vie se rythmait entre l’atelier de couture et mon appartement dans le quinzième. Un grand appartement avec quatre chambres que je partageais avec Nicolas, Marion et Léa.
On avait tous et toutes à peu près le même âge, entre vingt-cinq et trente ans.
Nicolas était ingénieur informaticien. Sa passion : les salles de musculation qu’il pratiquait un peu trop à mon gout. Il était bien taillé en V, avec de larges épaules. Rien à voir avec moi, gaulé comme un chips.
Mais surtout, Nicolas était gay et ne s’en cachait pas.
Marion, la plus âges de nous tous, employée de banque, était brune, pas très grande mais à forte poitrine. Contrairement à Léa, blonde et professeur des écoles.
Dès le départ, nous avions édicté des règles strictes et tout le monde s’y pliait. La colocation de passait à merveille. On avait nos chambres pour notre intimité et un grand salon-cuisine où l’on se retrouvait parfois. Chacun vivait sa vie tout en participant équitablement à la collocation. Et il y avait une dernière règle que chacun respectait, même si elle n’avait pas été couchée noir sur blanc : pas de sexe entre nous.
D’ailleurs, excepté moi qui était du genre célibataire convaincu et marié avec mon travail, il arrivait parfois que les filles, et plus rarement Nicolas, ramène une conquête d’un soir dans leur chambre. Mais en général, cela se faisait le week-end, quand l’appartement était quasiment désert.
Je retournais presque tous les week-ends chez mes parents, près de Chartres. Je retrouvais le calme de la campagne et ma maison plantée au milieu d’un grand jardin. Le silence au lieu des bruits permanents de la ville, l’absence de lumière. Calme propice à la création.
Deux jours de repos total bienvenu car j’allais être plus qu’occupé dans les semaines qui arrivaient. La fashion week de mars approchait et l’ambiance dans l’atelier devenait de plus en plus électrique. On ne comptait plus les heures supplémentaires pour terminer les différents modèles. Sans parler de la pression omniprésente du créateur mégalomane ou de son âme damnée, ou son chien, tout dépendait du point de vue, Damien Valère, l’assistant du Maître.
Le stress, qui montait inexorablement, prit des proportions cataclysmiques lorsqu’on apprit qu’un des mannequins vedettes s’était fait une entorse à la cheville et ne pouvait donc plus défiler. Un comble ! Et à moins d’une semaine de l’échéance, autant dire que l’on était proche de la fin du monde. Max Duchamps fulminait, hurlait, pestait, maudissant tous les saints. En fait tout ce qui passait dans son champs de vision. Il était même à deux doigts de déchirer tout notre travail.
Damien Valère passa sa journée au téléphone, harcelant les agences de mannequins à la recherche de la perle rare qui sauverait Max Duchamps des affres de l’enfer.
— TOI ! LA ! hurla Max Duchamps en me désignant d’un doigt maléfique. Approche !
Le silence absolu tomba dans l’atelier. Tout le monde s’était figé et n’osait plus respirer. Même les rares mouches qui faisaient fi des températures hivernales s’arrêtèrent de voler.
J’obéis, tout tremblant, me demandant ce que j’avais pu faire comme erreur.
Le Maitre prit un mètre à ruban et me mesura sous toutes les coutures. Puis il se tourna vers sn assistant :
— Prends rendez-vous chez la coiffeuse et l’esthéticienne. Puis apprends-lui à marcher avec des talons. Au point où on en est, il remplacera cette conne qui n’est pas foutue de mettre un pied devant l’autre.
— Et vous ? Qu’est-ce que vous attendez ? demanda Max au reste de l’atelier. Allez, au boulot !
Il continua sa visite, me laissant planté au milieu de la pièce. Je venais d’être propulsé mannequin, femme qui plus est. Sans même demander mon avis.
2-
Damien revint une heure plus tard et me demanda de le suivre.
— La coiffeuse t’attend, dit-il laconiquement. Puis tu as rendez-vous à dix-huit heures pour une épilation intégrale.
Il me tendit un post-il avec deux noms et deux adresses griffonnées à la va-vite.
— Excusez-moi, osé-je, il est sérieux ?
Damien me regarda de travers.
— D’après-toi ? dit-il en haussant les épaules
Je pris mes affaires et me rendit à mon premier rendez-vous.
La coiffeuse qui avait été briefée, s’affaira sur ma tignasse dont il est vrai, je ne m’occupais pas vraiment. Je ressortis avec une coupe à la garçonne genre années folle mais que l’on faisait habituellement sur les femmes. Je me dépêchai pour me rendre à l’institut de beauté situé à quelques stations de métro. Là encore, l’esthéticienne s’affaira, suivant les directives que Damien lui avait laissées. La maxime « il faut souffrir pour être belle » prit tout son sens lorsqu’elle arracha la première bande de tissus. Et malgré l’huile apaisante, j’avais l’impression d’être resté toute une après-midi sur une plage en plein soleil, sans protection.
En rentrant à la coloc, je racontai ma mésaventure.
— Carrément ! s’exclama Marion. Il a le droit de faire ça ?
— Droit ou pas, il l’a pris en tout cas, dit Léa.
— Ça fait tout drôle de te voir comme ça, ajouta Nicolas.
— Parce que tu crois que ça m’amuse ? grogné-je
— Et pourquoi tu n’as pas refusé. Tu as ta dignité quand même, ajouta Marion.
— J’ai pas eu le temps de répondre. Et puis quand Max parles, tu obéis. Point, barre.
— Oui mais quand même ! Et s’il te demande de te jeter dans la Seine, tu le fais ? renchérit Léa
Je ne répondis pas.
— Et maintenant, c’est quoi la prochaine étape ?
— D’après ce que j’ai compris, c’est marcher avec des talons.
– Bah, c’est pas compliqué, dit Léa. C’est juste un coup à prendre.
— Si tu le dis … répliqué-je, pas très convaincu.
Je fus fixé dès le lendemain. Comme d’habitude, j’arrivai tôt à l’atelier pour essayer de boucler tout mon travail avant la fin de la journée. Mais je fus surpris de voir sur ma table un autre post-it me demandant de me rendre à l’étage, dans le bureau de Damien, bureau qu’il partageait avec le grand patron.
— Prends ça, me dit-il sans même un bonjour en me tendant une boite, et suis-moi.
Nous redescendîmes à l’atelier qui commençait à se remplir et on passa dans la salle d’essayage.
— Mets-les, ordonna Damien.
C’était une paire d’escarpins noirs, tout simple. Le talon n’était pas très haut. Je soufflai intérieurement.
Damien m’expliqua pendant une petite demi-heure les rudiments de la marche haut perchée. Tout en étant surpris qu’il en sache autant.
— Bon, tu les gardes pour la journée. Demain, on verra plus haut.
Je retournai à mon poste et repris mon travail. Personne de s’étonna de me voir déambuler sur six centimètres de talons fins. Le drame arriva en fin de journée, au moment de rentrer chez moi. Alors que je voulais reprendre mes baskets, je me rendis compte que je les avais oubliés dans la salle d’essayage et lorsque je m’y rendis, ceux-ci avaient disparus. J’osai monter à l’étage et toquer à la porte de Damien, mais celle-ci était fermée à clé.
Je n’avais donc d’autre choix que de rentrer chez moi avec mes escarpins.
Finalement, le retour se passa comme une lettre à la poste. A part quelques regards plus ou moins moqueurs, tout le monde m’ignora.
Ce qui ne fut pas le cas de mes colocataires qui me demandèrent comment s’était passée ma journée.
Et ce fut avec un plaisir non dissimulé que je quittai mes chaussures.
— T’as pas mal aux pieds ? demandé-je à Marion qui passai toutes ses journées sur des échasses
— Je ne suis pas tout le temps debout non plus, tu sais, me répondit-elle avec un grand sourire, presque séducteur
Je repartis le lendemain avec mes escarpins. Sur ma table était posée une nouvelle boite et je compris de suite de quoi il s’agissait. Je changeai d’escarpins et me retrouvai grandi de quelques centimètres supplémentaires. Et paradoxalement, cela ne me gêna pas plus que ça.
La journée passa et je rentrai chez moi exténué.
— Hum, de plus en plus sexy, commenta Marion en voyant mes nouvelles chaussures.
— C’est vrai que ça lui va bien, ajouta Léa.
Les remarques étaient sincères, sans moquerie aucune. A la limite, c’était presque normal que je marche sur des talons aiguille et le fait que je sois un garçon n’avait aucune importance.
— Et si on sortait ? proposa Marion.
— Allez-y sans moi, dis-je. Je suis crevé. Et demain, je me lève tôt.
Son excitation retomba comme un soufflet.
— Tant pis, dit-elle déçue. Ce sera pour une prochaine fois. Mais tu ne perds rien pour attendre, ajouta-t-elle avec un air de défi.
L’effervescence de ces dernières semaines vira au bouillonnement frénétique. Tout le monde courait dans tous les sens. Max Duchamps aboyait ses ordres, quand ce n’était pas son valet de pied qui s’en chargeait. Les mannequins sélectionnés pour le défilé arrivèrent et les premières répétitions commencèrent. Damien m’appela à l’écart et me tendit un slip en lycra.
— Déshabille-toi, dit-il. Il faut faire une chose avant. Si tu as besoin d’aller aux toilettes, c’est maintenant.
Je n’en avais pas vraiment envie, mais je me dis que s’il me le demandait, il valait mieux que j’y aille. Au retour, il s’agenouilla devant moi, baissa mon caleçon et scotcha avec du sparadrap mon service trois-pièces entre mes cuisses. L’espace d’un instant, il me sembla que son geste se transforma en une douce caresse.
J’enfilai le slip de femme.
— Et voilà, dit-il. Il n’y a plus rien qui dépasse. Et passons aux choses sérieuses. Il ouvrit la boite qu’il avait avec lui et en sortit une nouvelle paire d’escarpins. Cette fois, le talon était démesuré.
— Je ne vais pas mettre ça ? me plaignis-je.
— Pas le choix ! dit-il en retournant à ses affaires.
Le passage à douze centimètres ne fut pas simple et même à la fin de la journée, je ne m’y étais pas habitué. Par chance, il m’avait laissé la paire précédente que je mis pour rentrer. Lorsque je les chaussai, j’eus presque l’impression d’être dans des chaussons.
Le lendemain, veille du défilé, fut proche de l’apocalypse. Ce n’était pas ma première fashion week, mais cette fois, j’étais en première ligne. Finalement le métier de mannequin n’était pas aussi glamour qu’on pourrait le croire. Car pour quelques minutes sous les faux des projecteurs, combien d’heures d’attente, de cris, de stress… c’était chacun pour soi. Chaque mannequin avait son portant, ses habilleuses. Mon rôle d’avant.
Personne ne se souciait de savoir si j’étais une femme ou un homme. Personne n’en avait le temps. Malgré tout, Svetlana, une jeune fille ukrainienne, daigna m’adresser quelques mots.
— Tu es nouvelle dans le métier ? me demanda-t-elle avec un fort accent for charmant.
— Si on veut, je fais un remplacement de dernière minute. Mais c’est pas mon métier.
— Oh je vois, dit-elle poliment pour ne pas avouer qu’elle ne comprenait rien.
Alors, je lui expliquai brièvement ce qu’il en était.
— Tu n’as jamais défilé alors ?
— Jamais !
— Si ça peut t’aider, quand tu seras sur le podium, fixe un point devant toi au fond de la salle et marche vers lui.
— Ok, merci, c’est gentil.
— Pas de quoi. Bonne chance.
— Merci.
La journée passa à une vitesse grand V. J’avais essayé mes tenues sur lesquelles j’avais travaillé. Cela me faisait tout drôle de porter ces vêtements que j’avais eu dans mes mains quelques jours, quelques semaines plus tôt.
Je mangeai à peine et allai me coucher de bonne heure. Mes colocataires ne firent aucun commentaire et me laissèrent tranquille.
Jour J. Il n’était pas six heures que lieu choisi pour le défilé grouillait comme une fourmilière. Répétition lumière, maquillage, coiffure. Le rythme effréné ne me laissait pas le temps de voir ma nouvelle tête. Les invités prenaient place sur les chaises de part et d’autre du podium. La musique assourdissante, la frénésie de chacun rendirent le back stage insupportable. Je ne m’en étais jamais soucié jusqu’à présent. Surement le trac et l’angoisse de faire mes premiers pas dans la peau d’un mannequin, devant le gotha mondain.
Mon tour arriva. Je tremblai et cela n’avait rien à voir avec l’équilibre fragile de mes talons de douze. Le directeur artistique me poussa sur le podium. Comme me l’avait suggéré Svetlana, je marchai en fixant un point sur l’horizon, ce qui avait l’avantage de ne pas prendre les flashes des photographes en pleine figure. Malgré ma concentration je manquai de peu de m’arrêter avant la fin de la piste. J’imitai maladroitement les poses des filles qui m’avaient précédé et je fis demi-tour. Je fonçai dans les coulisses, changeai de tenue et allai reprendre ma place dans la queue.
L’attente était insupportable. Je regardai mes collègues aller et venir, m’attardai sur le parterre de personnalités qui s’extasiaient plus ou moins hypocritement sur les modèles. Dans un sens, elles aussi étaient en période de promotion.
Une tape dans le dos m’indiqua que c’était mon tour. Je fis mon passage presque banalement.
Nouvelle tenue, nouvelle attente. Je commençai sérieusement à avoir mal aux pieds. Les sandales à talons aussi hauts que fins étaient une véritable torture. Comment les femmes pouvaient-elles être aussi accro à ce genre de chose.
Ces considérations me ramenèrent à mes propres créations. Mes croquis représentaient des femmes haut perchées. Et avec cette nouvelle expérience, je me demandais s’il ne valait mieux pas que je change mon fusil d’épaule. Mais j’espérai quand même qu’un jour, ce seront celles-ci qui seraient présentées au public.
Je vis mon dernier tour de piste comme une délivrance. Il ne restait plus que le final avec le maitre ovationné par la foule en délire. Son ego allait gonfler encore un peu. Beaucoup même. Et nous gonfler par la même occasion ensuite.
Une maquilleuse encore présente eut la gentillesse d’enlever la couche de peinture que j’avais sur le visage. Je rentrai chez moi, puis dans ma chambre, me laissai tomber sur le lit les bras en croix et m’endormis aussitôt.