Léa, habituée des sorties dans les bars, nous en trouva un tranquille. L’ambiance me fit vaguement penser à celle de l’endroit où m’avait amenée Mark, le premier soir. Je me mis à regarder autour de moi, comme si j’espérais le voir à l’une des tables. Léa dut revenir sur ses pas pour que je daigne enfin la suivre.
’Droite. Tout droit… A gauche, maintenant. Passe entre la table et le…’
’C’est bon !’ l’interrompis-je en riant. ’Comme si ça ne t’arrivait jamais de te perdre dans tes pensées.’
’Pas à ce point’, répondit-elle avec un sourire moqueur.
Je m’assis ; elle m’imita. Une serveuse vint chercher notre commande. Je pris une limonade ; Léa un diabolo fraise. Une fois servies, nous bûmes quelques gorgées chacune avant de passer aux « choses sérieuses ». Voulant vraiment rattraper le temps perdu, je lui narrai tout depuis le début, aussi précisément que possible (les moments intimes mis à part, bien évidemment !).
’Donc tu es amoureuse de lui ?’ me demanda-t-elle une fois que j’eus fini.
’Eh ben… oui. Je n’ai encore jamais éprouvé de sentiment aussi fort.’
En temps normal, suite à une telle déclaration, votre meilleure amie est censée afficher un grand sourire et vous souhaiter bonne chance. Mais Léa ne souriait pas ; loin de là.
’C’est bizarre, tout ça, si tu veux mon avis’, fit-elle.
’Hein ???’
’Si j’étais toi, je me méfierais.’
’Me méfier ? De lui ?’ je n’en revenais pas.
’Oui ; de lui. Il n’a pas l’air très clair, ce type, d’après ce que tu m’as dit.’
’Il y a des choses que je ne sais pas sur lui c’est vrai. Et j’ai bien l’intention d’obtenir une explication. Mais je t’assure qu’il n’est pas dangereux.’
’Je ne sais pas. Toi non plus, en fait’, répondit-elle, soucieuse.
’Mais enfin…’ je ressentais le besoin de le défendre. ’S’il était dangereux, il m’aurait déjà violée, tu ne crois pas ?’
’Pas forcément.’
’Tu dis ça mais tu ne le connais pas. Si tu le connaissais, je suis sûre que…’
’Parce que toi, tu le connais ?’ me demanda-t-elle sur un ton sceptique.
’Touchée…’ soupirai-je.
Léa tira sur sa paille rose fluo et me pressa le bras :
’Je dis ça pour toi, tu sais. C’est parce que je suis ton amie ; je m’inquiète.’
’Normal’, admis-je.
’Tu ne l’as pas mal pris ?’
’Non.’
’Après, ça se trouve ; c’est un type génial !’ fit-elle sur un ton qui se voulait enjoué. ’Faudra que tu me le présentes.’
’Ça marche.’
Nous changeâmes de sujet, passant à des choses plus légères. J’étais bien contente de cette soirée, et soulagée d’avoir pu parler à Léa de Mark.
Au bout d’une bonne heure, je dus aller aux toilettes. Léa me les indiqua et, suivant ses instructions, je me dirigeai à l’autre bout du bar, vers une petite pièce plus sombrement éclairée. Je loupai une petite marche et me félicitai de cet éclairage différent : personne ne me vit, à priori. Je continuai à m’en assurer tout en avançant ; lançant des coups d’il discrets autour de moi.
Mon cur rata un bond et j’eus le souffle coupé.
Là, à l’autre bout de la pièce, en diagonale par rapport à l’endroit où je me tenais, il y avait Mark. Il était assis à une table de deux, habillé d’une façon à la fois très élégante et stylée, les cheveux ramenés en arrière avec du gel ; plus séduisant que jamais.
Il n’était pas seul.
La fille correspondait parfaitement au stéréotype de filles « censées » sortir avec des mecs comme lui. Grande. Fine. Aux formes de rêve. A côté d’elle, j’étais une vraie gamine ; le vilain petit canard. Ses cheveux aux reflets cuivrés semblaient sortir droit des mains d’un excellent coiffeur. Un brushing impeccable ; un très beau dégradé qui encadrait un visage angélique : grands yeux noirs, un joli petit nez, des lèvres pulpeuses ; une peau sans défaut… Elle était très bien maquillée. Beaucoup, mais ça ne faisait pas vulgaire. Elle portait un haut noir, qui offrait un décolleté plongeant sur des seins qui devaient faire le double des miens en volume, une mini-jupe pourpre, et de longues bottes de cuir à talons-aiguille. Ses jambes, qu’elle avait croisées, étaient indubitablement longues ; vraiment pas loin de celles des mannequins des défilés de mode. Elle était plus âgée que moi ; dans les vingt-cinq ; vingt-six ans, sans doute…
J’en avais oublié mon envie d’aller aux WC. Je me tenais là, n’en croyant pas mes yeux. Je n’étais pas vraiment loin de leur table ; la pièce n’était guère grande. Mais ils ne me voyaient pas. Ils étaient bien trop occupés à se dévorer du regard. Sur leur table reposaient une bouteille de vin blanc et deux coupes de glace presque vides ; ils en étaient au dessert… Médusée, je vis la fille tendre le bras vers Mark ; ses bracelets scintillèrent. Elle essuya quelque chose du coin de ses lèvres avec son index et, ensuite, elle le mit dans sa bouche à elle, avec un sourire séducteur et malicieux. Mark passa une main sous la petite table et la referma sur le genou de la fille. Elle l’encouragea du regard. Alors il la remonta vers sa cuisse, puis encore plus haut, jusqu’à ce qu’elle disparaisse sous cette mini-jupe moulante. Loin de le repousser, elle décroisa les jambes pour lui laisser plus de liberté.
Je n’eus pas besoin d’en voir plus. Je tournai les talons pour revenir à ma table. Je trébuchai sur la même marche et me cognai dans Léa.
’Ah ! tu es là !’ fit-elle. ’Je te pensais…’
Je la poussai un peu, pour qu’on ne puisse plus être visibles de l’autre pièce.
’Je croyais que tu étais coincée dans les… Oh mon Dieu !’ s’exclama-t-elle en me découvrant sous une lumière convenable. ’Caro, tu es blanche comme un drap ! Que se passe-t-il ? Tu es malade ? Tu veux t’asseoir ?’
Je la regardais bêtement, incapable de réagir, de produire le moindre son. J’étais comme en état de choc. Je n’avais même pas envie de pleurer. Je me sentais fiévreuse. Je tremblais. J’avais chaud. J’avais froid. Les deux en même temps.
’Viens, on va prendre l’air !’ me dit Léa.
Elle me prit par le bras et me traina jusqu’à la porte. Je la suivis mollement. Elle me fit sortir ; je reçus le souffle doux du vent sur le visage et ça me fit vraiment du bien. Je respirai un grand coup. Seulement là, les larmes montèrent. Si brusquement que je n’eus même pas le temps de les retenir. Elles jaillirent de mes yeux en un flot incontrôlable et brûlant, et se mirent à dévaler mes joues à toute vitesse. Juste des larmes. Pas le moindre sanglot, pas le moindre soupir. Ma gorge était bien trop nouée pour laisser passer quoi que ce fût comme complainte.
’Caro, mais qu’est-ce qu’il y a ?’ Léa semblait au bord de la panique. ’Réponds-moi, dis quelque chose, s’il te plaît ; n’importe quoi… Dis quelque chose… !’
’Je… je… Il faut que je rentre chez moi.’
’D’accord ! D’accord !’ répéta-t-elle, sans plus chercher à comprendre. ’Attends-moi là. Pose-toi là. Je vais chercher nos affaires et on y va. Je te racc…’
’J’aimerais mieux y aller seule’, déclarai-je avec une voix enrouée.
’Non, pas question ! Je te laisse pas repartir dans un tel état ! Attends-moi là !’
Elle me supplia du regard pour que je ne disparaisse pas pendant son absence. Résignée, je hochai la tête. Je n’avais pas la force de batailler pour ça. Comme mes jambes menaçaient de me lâcher, je m’assis effectivement, le dos contre le mur, le regard fixé droit devant moi. Je n’arrivais pas vraiment à croire ce que je venais de voir. Mark ne pouvait pas… Quelque chose en moi affirmait désespérément qu’il devait y avoir une autre explication à ça… Mais quelle autre explication ? Lui et cette fille, cette fille et lui… Oh, ça se voyait clairement qu’il y avait quelque chose entre eux deux ! Et pourtant, ça paraissait toujours difficile à croire, d’une certaine façon. Il pouvait feindre tout ce qu’il voulait, mais pas… Ses yeux ne pouvaient pas mentir. Et j’y avais bien vu qu’il tenait à moi ; peut-être d’une façon ambigüe, mais quand même… Et quand on tient à quelqu’un… On ne tient pas à plusieurs personnes en même temps, sinon tout est faussé… Alors il devait y avoir une explication, il devait… Je ne pipai mot durant tout le chemin du retour. Léa avançait à mes côtés avec un air très embêté ; ne sachant pas quoi me dire. Je lui avais déclaré que je ne voulais pas en parler ; elle avait un peu insisté puis, réalisant que ça ne servirait à rien, elle avait laissé tomber. Je ne me voyais pas lui dire que j’avais vu Mark flirter avec un véritable canon, dans la pièce d’à côté. Pas après l’avoir défendu un peu plus tôt, pas après l’avoir présenté comme un gars « malgré tout génial »… Je me sentais humiliée et honteuse ; comme si c’était moi qui avais quelque chose à me reprocher.
Je ne pleurais plus. En fait, je ne ressentais plus rien. Juste des questions et des images se bousculant dans ma tête…
Léa ne demanda pas à monter avec moi, devinant que j’avais pour unique envie de me retrouver seule. Néanmoins, elle me dit de ne pas hésiter à la rappeler si, tout compte fait, je souhaitais parler. Elle assura qu’elle viendrait, même en plein milieu de la nuit. Je la remerciai et montai chez moi sans me retourner. Après avoir refermé la porte, j’allai me poser sur le canapé sans même ôter mes chaussures. Je me laissai tomber sans aucune délicatesse et restai une bonne heure dans la position dans laquelle j’avais atterrit, l’image de Mark avec la fille toujours devant mes yeux. Je n’arrivais plus à réfléchir.
La sonnerie du portable me tira assez brutalement de mon état avoisinant le coma. C’était Sam.
’J’ai vu que tu avais essayé de me joindre’, fit-il.
Je hochai la tête.
’Allo ? Caro tu es là ?’
Seulement là je me rendis compte qu’il n’avait pas pu voir ma confirmation.
’Oui, oui. Je suis là’, lâchai-je d’une voix à peine audible.
’J’avais oublié mon portable chez moi ; j’étais parti en week-end et…’
’Pas de souci. De toute façon c’est bon. Je sais maintenant…’
’Tu sais quoi ?’ son ton refléta l’incompréhension la plus totale.
’Ce que tu voulais me dire, à propos de Mark’, fis-je.
Il y eut un long silence à l’autre bout du fil.
’Tu sais quoi, au juste ?’ demanda-t-il prudemment.
Je soupirai. Me sentant si lasse, si fatiguée… Vidée de toutes mes forces. Je haussai les épaules, résignée, et poussai un grand soupir :
’Tu sais, tu aurais pu me le dire sans tourner autour du pot, qu’il a une petite amie. Ce n’était pas la peine d’en faire un si grand mystère, tu sais… J’aurais compris.’
Un autre silence. Puis Sam s’éclaircit la voix.
’Une petite amie, tu dis ?’ fit-il. Puis, après une profonde inspiration : ’Ce n’est pas ça…’
’Ah. D’accord… C’est sa femme, c’est ça ? Ou alors, sa fiancée ? Mais peu importe…’
’Non’, m’arrêta Sam. ’Rien de tout ça. Caro, ce n’est pas une conversation à…’
’Bon, ça va, maintenant !’ m’énervai-je d’un seul coup. ’Tu me l’as déjà faite, celle-là !’
Voilà ; c’était gagné : les larmes coulaient de nouveau !
’Caro, que t’a-t-il dit, au juste ?’ voulut savoir Sam. ’Il t’a dit qu’il est casé ?’
’Non. Il ne m’a rien dit du tout. Je…’
’Tu l’as surpris ?’ devina-t-il.
Je reniflai. Sam l’entendit sûrement, car sa voix devint très compatissante :
’Oh, Caro… Je suis vraiment désolé pour toi… J’avais essayé de te prévenir…’
’C’est qui, cette fille, alors ?’ fis-je impatiemment, ne voulant pas être prise en pitié.
’Laquelle ? Euh ! enfin…’
Sa question fut comme un réflexe machinal ; ce fut très facile de réaliser qu’il n’avait pas voulu présenter les choses ainsi… et qu’il regrettait ce manque de tact. Mais c’était trop tard. Et peut-être tant mieux. J’avais enfin compris.
’Il y en a plusieurs, c’est ça ?’
’Eh ben…’
’C’est ça ?!’
’Euh… Oui. C’est… ben oui ; il y en a plusieurs. Tu sais, Mark, il…’
Le portable faillit m’échapper de la main, devenue très moite. Je ne voulais pas en entendre davantage :
’Sam, je dois te laisser, là. Merci d’avoir voulu m’aider. A plus !’
’Caro, attends !’
Je raccrochai, me sentent incapable de poursuivre cette discussion. Qu’il semblait loin, le temps où il me suffisait de poser ma tête sur l’oreiller pour m’endormir !… Une fois de plus, ma nuit fut presque blanche et agitée. J’essayais de chercher une logique dans l’attitude générale de Mark, mais plus j’y pensais, moins j’en voyais.
Un homme à femmes.
Un coureur de jupons.
Soit.
D’accord. Et moi, j’étais la victime numéro… Valait mieux ne pas me demander numéro combien. D’accord.
Ce genre gars, ça se comporte comment ?
Enchainer les aventures d’un soir, coucher à droite et à gauche… Je n’étais pas née de la dernière pluie, non plus ; je connaissais un peu la vie, quand-même… J’étais pleinement consciente de l’existence de ce genre de comportements ; des mecs pas prêts à se mettre en couple ; jouant avec les filles et leurs sentiments jusqu’à arriver à leur fin, et puis… Partir dans retour. Jeter après usage ; vulgairement parlant. Se montrer doux et charmeur avant, utiliser, puis laisser.
Je stéréotypais peut-être un peu, mais, pour moi, Mark ne correspondait pas vraiment à ce profil. Je voyais trop de contradictions. Tout d’abord, pourquoi ne pas m’avoir vraiment baratinée en s’inventant une vie géniale ? Pourquoi avoir fait tellement attention à moi ; pourquoi s’être montré aussi prévenant… et puis, aussi, tellement froid et distant, à des moments ? Pourquoi m’avoir dit qu’il n’était pas un mec bien ; pas un mec pour moi ? S’il ne souhaitait que coucher avec moi, il n’aurait pas dit ça, non ? Et puis, le moment venu, pourquoi ne pas être allé jusqu’au bout ? Pourquoi ne pas avoir insisté ? Et pourquoi tous ces regards, cette tristesse dans ses yeux ? Pourquoi toute cette tendresse à côté ? Pourquoi, pourquoi, pourquoi ?…
Je ne trouvais pas de réponse. Je m’étais préparée à ne plus recevoir de signe de vie de la part de Mark. Ça m’apparaissait comme une évidence qu’il n’allait pas appeler. Lorsqu’il le fit, je me dis que, tout compte fait, cette certitude n’était guère fondée : après tout, il ne savait pas que je savais…
C’était mercredi après-midi. J’étais installée devant la télé, regardant les images défiler devant mes yeux, sans rien comprendre à l’histoire. Je n’avais rien de mieux à faire. J’avais survécu de la même façon à la journée de mardi. Devant la télé. Avec un grand vide à la place du cur. Je ne ressentais même pas de colère envers Mark, aussi bizarre que ça puisse le paraître. En fait, quelque part, j’avais pitié de lui. Sans pouvoir vraiment définir pourquoi. Peut-être, tout simplement, parce qu’il ne semblait pas être heureux ; loin de là.
Lorsque mon portable sonna, je pris machinalement du coussin, sans même regarder qui appelait. J’avais eu une longue conversation téléphonique avec Léa, la veille, et elle m’avait dit qu’elle reprendrait de mes nouvelles aujourd’hui. Je supposais que c’était elle qui me téléphonait. Désormais, elle était au courant de ce que j’avais vu dans le café, et elle voulait certainement s’assurer que je ne m’étais pas jetée du toit de mon immeuble pour mettre fin à mon tourment.
’Caroline ?’
Je le reconnus immédiatement, même si sa voix me parut différente ; affaiblie. De tout mon entourage, il était le seul à m’appeler « Caroline ». Les autres disaient « Caro » ou encore, pour faire original (d’après eux, du moins) « Lynn ». Depuis le début, Mark ne faisait que répéter mon prénom dans son intégralité. Avec beaucoup de douceur…
’Oui c’est moi’, fis-je d’un ton neutre.
’Tu vas bien ?’
’Oui ; je n’ai encore jamais été aussi bien !’ raillai-je. ’Et toi, ça va ? La vie est belle ?’
Ma réaction dût le surprendre, car il ne répondit pas tout de suite. Puis, je l’entendis soupirer.
’Tu as quelque chose à me reprocher ?’
’Je ne sais pas. Ça dépend. Tu as quelque chose à te reprocher ?’
’Non’, fit-il avec conviction.
Sa réponse me contraria. Tout comme la spontanéité et l’assurance qu’il y mit. Je suppose que j’avais espéré une grande hésitation, puis un coupable : « oui ». Mais non ; il n’avait rien à se reprocher ; pour lui tout allait bien ! Alors à quoi bon tenter de comprendre ?…
’Alors c’est parfait !’ lui lançai-je. ’Je te souhaite que tout aille toujours aussi bien pour toi. …Ah oui ; en fait ; j’allais oublier ! Je voulais te dire que je trouve que ça te va bien, les cheveux plaqués avec du gel ; ça te donne un petit air jeune-premier très sympa. Elle a aimé cette coiffure ? Perso, je les préfère au naturel, quand-même ! Ciao !’
Je raccrochai sans attendre sa réaction.
Quelques minutes plus tard, mon téléphone sonna de nouveau. Je vis « Mark » s’afficher, et je décidai de ne pas répondre. Je voulais lui montrer que j’avais mon amour propre ; qu’il m’avait blessée. Je voulais qu’il prenne conscience que je n’étais pas quelqu’un avec les sentiments duquel on peut jouer. Même si, au fond, mon cur, timidement, me soufflait de répondre à cet appel, je ne le fis pas. La sonnerie se tut, recommença une nouvelle fois et ce fut de nouveau le silence. Quelques instants plus tard, une mélodie m’indiqua que j’avais un nouveau message vocal.
L’honneur était sauf ; je pouvais bien me permettre d’écouter, en différé, ce qu’il avait à me dire.
Sa voix était devenue toute grave et nouée. Il enchainait les phrases très lentement, en les ponctuant de soupirs à fendre l’âme :
« Ecoute… Je pense avoir compris ce que tu as voulu dire. Ce que tu as sous-entendu… Je présume que tu… Caroline, si tu m’as vu dans ce bar, ce n’est pas ce que tu crois. Je sais que tu voulais que je t’explique… certaines choses. Je le voulais aussi. Bon, après le Dam’s avait débarqué chez moi ; nous n’avions pas eu l’occasion de parler. Mais je ne peux pas… Caroline… J’aimerais t’expliquer. Après, si tu ne veux plus entendre parler de moi ; c’est bon. Je comprendrai. Mais laisse-moi t’expliquer… C’est juste… Je vais passer chez toi. Ouvre-moi, s’il-te-plait, quand je vais sonner. Ne me laisse pas à la porte. Je veux juste te parler… J’arrive. » Pendant que je l’écoutais parler de cette voix qui regorgeait de remords, je sentais mes émotions s’apaiser. Il voulait qu’on parle. Bien entendu ; il fallait qu’on le fasse. J’y tenais. Même si, à priori, il n’y avait plus rien qui puisse être sauvé. Mais je voulais tout mettre au clair ; essayer de comprendre les incohérences. Il voulait passer ? Soit.
Je regardai ma montre. Il était 17H46. J’essayai d’évaluer le temps qu’il faudrait à Mark pour arriver chez moi, à supposer qu’il avait appelé de chez lui. Je misai sur environ trois quarts d’heure. Ça me laissait le temps de prendre une douche et de redonner à mon visage un aspect humain. Là, je ressemblais à un épouvantail et j’étais toujours en chemise de nuit. Je ne tenais pas à l’accueillir dans cet état.
Dur de mettre des mots sur ce qu’il se passait en moi. J’étais déçue. Préparée au pire. Triste. Remplie de crainte. Il y avait un espoir idiot, aussi, qui s’invitait dans mon cur. L’impatience de revoir Mark. De la pitié pour lui, et aussi pour moi. De l’amour et de la tendresse aussi, à son égard. Malgré tout. Et ces émotions et sentiments étaient fondus tous ensemble en une sensation innommable et insupportable, qui finit par me donner la migraine. Après ma douche, je cherchai dans la boite de pharmacie de quoi calmer mon mal de tête. Evidemment, je ne trouvai rien ; je me résignai à accueillir Mark avec un mal de tête carabiné.
Mark ne sonna pas ; il frappa directement à ma porte. Un voisin lui avait ouvert en bas, en sortant. Du coup, j’avais été assez étonnée de le voir sur le seuil. Il le vit sans aucun doute ; parce qu’il se justifia immédiatement.
Il n’avait pas meilleure mine que moi. Le visage fatigué et pas rasé, les yeux cernés, les vêtements froissés et les cheveux en bataille, il semblait avoir passé une sale nuit. J’avais voulu me montrer fière et distante, mais, en le voyant comme ça, j’en avais été incapable. Incapable de refouler ce que j’avais senti naître dans mon regard, et ce que Mark y vit très certainement aussi : une grande compassion. Que ça paraissait déplacé ! Du dégoût ou de la colère aurait été plus approprié… Je me serais sentie plus sûre de moi, en tout cas. Mais voilà ; une fois de plus, face à cet homme, je ne contrôlais plus rien.
’Tu me laisses entrer ?’ fit-il d’un air piteux.
Je m’écartai sans un mot pour lui dégager le passage. Il rentra avec une allure comme un peu intimidée ; il ne semblait pas savoir que faire de lui. On aurait dit un élève se rendant au tableau, interpellé par un professeur sévère, tout en se sachant incapable de répondre correctement. Il s’assit sur le canapé avec une moue coupable, et leva ses yeux angéliques vers moi, comme s’il attendait de solides remontrances. Il était à mille lieues de se douter qu’au lieu de me retenir pour ne pas exploser de fureur, je me retenais pour ne pas lui proposer un café. Mais où était passée mon ambition, bon sang ?!
Il s’éclaircit la voix, très mal à l’aise.
’Caroline…’
Je m’appuyai contre le mur, face à lui, les bras croisés, en essayant d’ignorer les martèlements dans mon crâne. Sacrée migraine qui refusait de passer !
Je n’avais toujours rien dit. C’était à lui de parler.
Il se gratta l’oreille, tantôt cherchant, tantôt fuyant mon regard.
’Je sais ce que tu penses…’ fit-il. ’Caroline, cette fille ne représente rien pour moi. Elle… C’est difficile à expliquer… Tu me haïras encore plus, après…’
« Je ne te haïs pas », voulus-je dire. Mais je me mordis la langue à temps.
Mark prit un air extrêmement malheureux :
’Je suis désolé si ça sonne trop crû, mais… C’est… Avec elle, c’est purement… purement…’
Il toussa.
’Purement sexuel ?’ terminai-je à sa place, irritée.
’Eh bien…’
Il hocha la tête.
’Il faut que tu saches… Que tu comprennes… Enfin… Pour comprendre, ou essayer de comprendre… il faut que tu saches que ce n’est pas… Tu vois, un psy qualifierait sans doute ça de… carences affectives. Je… mes parents ; ma mère… Je les ai quasiment pas connus. J’ai quelques souvenirs comme ça, plutôt vagues ; très flous… J’en parle pas, parce que j’ai pas envie que les gens me plaignent, tu comprends ? Mais mon enfance n’a pas été des plus roses. Evidemment y a pire, mais… Jusqu’à l’âge de onze ans… Enfin, de sept à onze ans, j’avais vécu dans des foyers. C’était l’enfer. Alors j’avais fugué. J’ai été à la rue pendant des années. Je m’en suis sorti comme j’ai pu.’
Je l’écoutais, la gorge nouée, le visage brûlant. Ma fièvre semblait grimper au fur et à mesure qu’il progressait dans son histoire. C’était pénible à écouter.
’Ce n’était pas facile, tu sais. Quand tu es à la rue ; tu n’es rien. Les gens te calculent à peine. Tu dois te rabaisser constamment… Et puis tu es seul. Toujours cette solitude. Personne pour se soucier de ton sort. Si tu crèves ; personne ne sera là pour te pleurer. Après… Bon, tu te donnes une raison d’exister. Et moi, j’avais besoin d’amour. Alors j’accumulais les conquêtes. Ça ne durait jamais, parce que je bougeais souvent ; j’évitais de m’attacher. C’est pas terrible, je sais. Ça fait de moi un salaud, sans doute. Un homme à femmes, quoi. Mais il fallait bien…’
Il s’interrompit puis secoua la tête. Comme s’il avait voulu dire quelque chose d’important, et changé d’avis en cours de route.
’Quoi qu’il en soit ; j’ai pris de mauvaises habitudes. J’essaye de les perdre, mais ce n’est pas si facile que ça. Il m’arrive de… Je vois des filles. C’est sans lendemain. Je me rends compte… Je sais que je ne suis pas un mec bien ; un mec pour toi. C’est pour ça que je ne… Caroline, je n’ai jamais voulu profiter de toi. Je ne te vois pas comme… comme elles. J’imagine que c’est inconcevable pour toi, que tu… ce n’est pas quelque chose que tu pourras accepter. Moi, je… Je suis prêt à faire des efforts, tu sais. Changer. Mais ça prendra forcément du temps…’
Il écarta les bras en signe d’impuissance, tout en fixant ses chaussures.
Je me sentais littéralement assommée par son histoire. Je ne savais plus du tout où j’en étais. Je n’arrivais pas à comprendre comment je faisais pour ne pas lui en vouloir ; comment je faisais pour ne pas me sentir humiliée, blessée, dégoûtée… Mais voilà ; là, je n’arrivais pas à le voir comme un vulgaire séducteur. Je voyais le petit garçon qu’il m’avait décrit. Un ado à la dérive… La rue… Je n’osais même pas imaginer l’enfer ; je me doutais bien qu’il avait dû vivre de terribles épreuves ; qu’il ne m’avait pas tout dit. J’avais encore tant de questions ! Sur la façon dont il avait réussi à s’en sortir, sur tout cet argent qu’il possédait alors qu’il se disait sans emploi, sur ce type louche qui avait débarqué chez lui, sur ce qu’il attendait de moi, au juste… Je voulais aussi savoir où il trouvait ces filles ; comment il s’arrangeait… Ça ne me paraissait pas clair, cette histoire. Et, évidemment, il fallait que je sache s’il s’était toujours protégé…
Oui ; j’avais besoin de réponses à toutes ces questions. Mais en le regardant, là, le visage enfoui dans ses mains, ramassé sur lui-même, je n’arrivais pas à me résoudre à lancer cet interrogatoire. Je me sentais comme si je martyrisais un enfant. Oui ; il était coupable ; responsable de ses actes. Mais jusqu’à quel point ? J’étudiais la psychologie. J’avais lu tant de livres divers sur tant de sujets divers !… Je savais, par exemple, que les hommes, contrairement aux femmes, pouvaient vraiment dissocier sexe et sentiments. Dans l’absolu, bien évidemment. Je savais aussi à quel point une enfance équilibrée est primordiale pour faire un adulte stable sur le plan relationnel ; émotionnel…
Je ne lui en voulais pas. Non. Je voulais l’aider. L’épauler. Je l’aimais. Je me sentais prête à accepter ça le temps de l’aider à changer. Tout individu pouvait changer ; tout individu avait le droit à une seconde chance ; à une sorte de rédemption. Et Mark était conscient qu’il avait un problème, alors à priori je devrais pouvoir l’aider…
Mon amour propre avait sacrément perdu du terrain sur ce coup. Je ne me reconnaissais vraiment pas ; je ne me reconnaissais plus. Si, un jour, quelqu’un m’aurait décrit cette situation et ce genre de réaction, j’aurais été indignée que l’on puisse me croire capable de tomber aussi bas ; encaisser quelque chose comme ça… Et pourtant…
Au lieu de lui dire de s’en aller, maintenant ; au lieu de l’expédier froidement ou de lui poser toutes les questions que j’avais à lui poser afin d’en finir une fois pour toutes, je m’avançai vers lui et posai une main réconfortante sur son épaule. Il tressaillit, ne s’étant pas attendu à ce contact, et ses yeux larmoyants se levèrent vers moi.
’Je suis désolée pour toi’, fis-je.
Il sembla vraiment surpris.
’Non. Non’, protesta-t-il, ’tu n’as pas à l’être. C’est moi qui suis désolé. Je ne voulais pas te faire souffrir. Je ne veux pas te faire de mal.’
Mark enfouit sa tête entre mes seins et m’enlaça. Il s’agrippa à moi avec une sorte de désespoir, me serrant fort contre lui. Je fus tout d’abord un peu déstabilisée par cette étreinte ; incapable de la lui rendre. Comme il ne me lâchait pas, je finis par entourer sa tête de mes bras, et je me mis à lui caresser les cheveux. Il tremblait.
’Excuse-moi, Caroline’, murmurait-il d’une voix étranglée. ’Excuse-moi…’
Je sentais les larmes me monter aux yeux. Je ne savais même pas trop pourquoi. Peut-être de le voir si vulnérable, d’un seul coup. Peut-être parce que je sentais ses remords sincères. Difficile à dire. Je renversai la tête en arrière, dans l’espoir de les retenir. Mais en vain. Je sentis les larmes rouler lentement sur mes joues. Au bout de quelques instants je dus porter une main à mon visage pour l’essuyer. Sans me relâcher, Mark écarta sa tête de ma poitrine et la releva vers moi. Lorsqu’il vit mes larmes, il eut l’air tout secoué :
’Oh, non, Caroline. Je ne veux pas que tu pleures à cause de moi ! S’il te plaît…’
Il prit mon visage entre ses mains et se mit à essuyer mes larmes de ses doigts. Sa lèvre inférieure tremblait.
’Je te demande pardon…’ fit-il pour la énième fois.
J’ouvris la bouche pour lui dire que là, ce n’était pas vraiment à cause de lui que je pleurais ; pas pour la raison qu’il croyait, du moins… mais aucun son n’en sorti. Après avoir rapidement ôté les dernières traces de larmes de ma figure, Mark me souleva doucement du sol et m’assit sur ses genoux. Je ne lui facilitai pas spécialement la tâche, mais je n’opposai pas de résistance non plus. J’avais vraiment du mal à savoir où j’en étais ; je me sentais quelque part à côté de la plaque. Fatiguée, lasse, avec cette migraine qui refusait de s’en aller. Au fond, là, davantage que de poser tout le problème à plat, j’avais besoin de me retrouver là où j’étais à présent : tout contre lui. Ne plus penser ; ne plus me concentrer. Profiter de sa présence ; de ses bras. Il n’était pas un homme mauvais, je le savais ; j’en étais intimement convaincue. Alors il n’y avait pas de mal à ça…
Je me laissai aller contre lui, passant mes bras autour de son cou, posant ma tête sur son épaule dans un soupir. Mark me blottit délicatement contre son cur et nous nous berçâmes ainsi, lentement, en silence. Je ne suis pas en mesure de dire lequel d’entre nous deux trouvait ainsi le plus de réconfort auprès de l’autre. Tout ce que je sais, c’est que ça me fit énormément de bien.
’Si seulement tu pouvais me faire confiance’, murmurai-je, ’alors je…’
’Chchch…’ m’interrompit-il, à peine audible. ’Ne dis rien, s’il te plaît…’
Je compris qu’il tenait à profiter de ces moments au maximum ; en se laissant totalement aller à cette sensation de sécurité et de douceur que nous venions de créer. Je me tus, donc, et fermai les yeux. Peut-être que, pour effleurer le bonheur, rien qu’un peu, il suffisait de zapper quelques instants tous les éléments susceptibles de le rendre impossible. Oublier que Mark voyait d’autres filles, que ce corps qu’il m’offrait, d’autres avaient le droit de le caresser et de l’embrasser ; oublier qu’il n’avait pas d’emploi mais possédait pas mal d’argent malgré tout ; oublier qu’il avait des connaissances un peu louches comme ce gars venu le voir ; oublier toute cette douleur que j’avais ressentie en le voyant dans ce bar… Oublier tout. Y compris mon mal de tête. Faire le silence à l’intérieur ; faire des sensations tactiles le sens principal ; le seul ; l’unique… Ainsi, je me concentrai sur ses bras, si grands et protecteurs, qui se refermaient dans mon dos ; sur sa respiration ; sur les battements de son cur ; sur son souffle ; sur la chaleur qui émanait de son corps ; sur l’effleurement de ses cheveux rebelles sur mon visage… Sur sa présence, tout simplement. Et, effectivement, je ressentis une certaine plénitude.
La sonnerie de son portable tua ces doux moments. Je m’écartai de lui et il porta la main à sa poche, l’air déçu, lui aussi. Mais il ne décrocha pas. Il éteignit son portable sans même regarder qui l’appelait. Puis, il écarta une mèche de mon front et fronça les sourcils :
’Tu es brûlante !’ réalisa-il.
’Je dois avoir de la fièvre’, marmonnai-je.
Il me passa la main sur le front, puis sur les joues. Un peu comme le faisait ma mère, quand j’étais petite.
’Oui ; j’en doute pas’, conclut-il. ’Tu as pris un médicament ?’
Je tournai la tête de gauche à droite. Un mouvement on ne peut plus flegmatique, mais qui multiplia la douleur par deux et me fit me sentir comme si ma tête allait se décrocher.
’J’ai plus rien comme trucs pour la fièvre’, articulai-je tant bien que mal. ’Enfin, contre…’
’J’avais bien compris’, assura-t-il, soucieux. ’Attends, tu vas être bien….’
Sans me laisser le temps de protester, il me prit dans ses bras en passant une main sous mon dos et l’autre sous mes genoux, me souleva comme si je ne pesais pas plus qu’une plume, se leva et m’allongea sur le canapé, en s’arrangeant pour bien caler ma tête sur le coussin. Je le remerciai du regard.
’Bouge pas. Je vais aller à la pharmacie ; je te rapporte un médicament. Ou alors, j’appelle un médecin ; comme tu veux.’
’Non ; merci ; ça va passer ; pas besoin de médecin ni de te dépl…’
’Pas de médecin ; d’accord. Mais je file quand-même à la pharmacie. J’en ai vu une en route. J’en ai pour dix minutes ; même pas.’
’D’accord’, acceptai-je. ’Je prends de l’Advil, en général…’
D’un seul coup, je me sentais vraiment très, très faible. J’avais les joues en feu. Je somnolais à moitié quand Mark revint à l’appartement. Entre temps, j’avais trouvé une cause probable à mon épatante forme : je n’avais rien avalé de la journée à part une compote aux pommes. Ça pouvait expliquer ma faiblesse ; le stress justifiant la migraine. Je préférais cette hypothèse à l’éventualité de couver une grippe ; je détestais me retrouver cloitrée chez moi, clouée au lit.
’Je t’ai pris de l’Advil, de l’aspirine, du coca et des gâteaux !’ m’annonça Mark.
’La médecine a drôlement évolué depuis la dernière fois que j’ai eu besoin de remède contre la fièvre’, grommelai-je en me soulevant du coussin.
Il me lança un regard et un sourire amusés. J’avais été assez satisfaite de ma plaisanterie.
’Merci’, ajoutai-je.
Mark disparut dans la cuisine et réapparut quelques secondes plus tard, avec un verre d’eau dans une main et un cachet dans l’autre. Il me tendit les deux et je les pris avec reconnaissance.
’Merci’, répétai-je.
Après m’avoir débarrassée du verre, Mark hésita, en plein milieu du salon.
’Tu veux que j’y aille et te laisse dormir ou… ?’
Il laissa la phrase en suspens, l’air de ne pas savoir à quel saint se vouer.
’Tu as apporté du coca et des gâteaux ; tu vas bien rester pour ça’, fis-je. ’L’Advil me réussit bien ; je pense que ça passera vite. Enfin, j’espère…’
’Dès que tu veux que je m’en aille, tu me le dis. Je ne veux pas t’importuner ; je t’ai causé assez de soucis comme ça’, me déclara-t-il.
Je décidai de profiter de l’occasion pour glisser au moins une question :
’Mark… Est-ce que tu m’as vraiment tout dit ?’
Il prit un air à la fois très ennuyé et grave :
’Ecoute, je ne pense pas que ce soit le moment…’
’Ça veut dire « non », ça…’ constatai-je.
Il sembla vouloir protester, puis se ravisa :
’Tu as raison. Il y a des choses qui… C’est vrai. Je ne t’ai pas tout dit. Mais je ne peux pas… Pas là, pas comme ça… Un jour… Mais tu sais déjà une bonne partie… Le plus difficile, sans doute. Le plus difficile pour toi, et je te demande encore de m’excuser… Le reste… Je pense que ce sera du détail…’
’Bizarrement j’ai l’impression que non’, objectai-je en me massant la tempe.
’Bon… peut-être pas’, admit-il.
D’un seul coup, je crus comprendre :
’Tu ne veux plus me revoir, n’est-ce pas ?’
Mark s’accroupit au pied du canapé, près de moi. Il plongea son regard émeraude dans le mien.
’Caroline, tu pourrais envisager d’être avec un mec comme moi ? Très franchement ? Après ce que tu viens d’apprendre ?’
’Tu as dit que tu pourras faire des efforts…’
Il secoua la tête :
’Oui, mais ce n’est pas si simple.’
Je détournai les yeux et fixai le mur en face de moi.
’Ça veut dire quoi, ça ?’ demandai-je d’une voix plate.
Sa main se referma sur la mienne.
’Ça veut dire qu’il y a des choses sur lesquelles je n’ai pas vraiment de contrôle. Des choses qui ne dépendent pas que de moi. On ne raye pas d’un accès de bonne volonté des années d’habitudes… On ne change pas en un claquement de doigts.’
’Je sais. Je sais ; c’est évident. Mais ça, quand-même…’
Il pressa ma main :
’Caroline, s’il te plaît… Tu es fatiguée. Fiévreuse. N’y pense pas pour l’instant. Repose-toi. Laisse-moi m’occuper de toi ce soir et ne te pose pas de questions.’
’Je veux juste savoir si on se reverra.’
’Si tu le veux, oui’, répondit-il.
’Et toi, tu le veux ?’
’Je ne veux pas te faire souffrir’, fit-il, un peu évasivement à mon goût.
Néanmoins, je compris bien ce qu’il voulait dire par là.
’Ce sera à moi de décider, c’est ça ?’
’Exactement’, fit-il.
’Est-ce que je peux espérer que tu me dises tout, un jour ?’ voulus-je savoir.
’Oui’, assura-t-il.
’Quand ?’
’Quand je serai prêt.’
En d’autres mots, ça devait vouloir dire : « Quand je serai certain de pouvoir te faire entièrement confiance ». C’était vexant ; frustrant. Comme si c’était à lui d’avoir peur de moi, alors que la logique pointait l’inverse !…
Comme je le sentais se refermer sur lui-même au fur et à mesure que j’avançais dans mes questionnements, je décidai de laisser tomber avant de le « perdre » à nouveau ; avant qu’il ne redevienne totalement froid et distant, comme ça lui était déjà arrivé par le passé.
Mon mal de tête finit par se dissiper. Mark et moi nous mîmes à table, pour manger les gâteaux accompagnés de coca. Une situation des plus banales, mais sympathique ; et manger me fit énormément de bien. Aussi étrange que ça puisse le paraître, je ne me sentais pas mal à l’aise avec lui. Je devrais, en théorie. Après ce que j’avais vu et appris… Mais non. Sa présence à mes côtés semblait aller de soi. Un peu comme si tout le reste n’avait été qu’un mauvais rêve.
Peu importe si, quelque part au plus profond de moi, mon amour propre me le reprochait, mais quand je regardais Mark, là, assis devant moi, je ne parvenais pas à m’empêcher d’avoir envie de me retrouver dans ses bras. Je fixais son torse, si ferme, ses épaules, si larges, la courbe de son cou… et je me rappelais dans les moindres détails à quel point j’avais adoré la sensation de mes mains qui parcouraient ce corps ; je me rappelais également ce grand pincement au cur que j’avais ressenti en le voyant avec cette fille ; quand j’avais pensé que, du coup, plus jamais je n’allais pouvoir le retrouver… Tout ça me submergeait, maintenant.
Que c’était loin de mes rêves de petite fille ; du prince charmant que j’aimerais pour ma vie ; qui serait à moi ; rien qu’à moi ; qui m’aimerait comme un fou !… Comme c’était loin de la relation idéale, par définition ! Comme c’était loin de cette pureté et part d’innocence dont toutes les femmes ont en général besoin !… Mais comme c’était fort et enivrant, à la fois ! Comme c’était puissant ! Et puis, le fait qu’un homme comme lui m’ait regardée ; se soit intéressée à moi… quelque part, rien que ça, c’était trop beau ; presque irréel ; inespérable. Donc, forcément, il y avait un sacré prix à payer, pour ce miracle.
« Tu mérites mieux ! »